HONORÉ DE LIRE BALZAC (1)

ILLUSIONS PERDUES, LE PÈRE GORIOT

Je croyais ne pas beaucoup aimer Balzac, et depuis longtemps. Je me souvenais d’une époque où je  le trouvais peu subtil (et effectivement, il lui arrive de l’être). J’ai lu il y a quelques années une bonne partie d’un de ses gros romans La cousine Bette, et une petite partie de la nouvelle : Le colonel Chabert. La cousine Bette m’avait pourtant favorablement impressionné : s’il ne s’y passe pas grand-chose, il n’est jamais ennuyeux. Je l’ai tout de même refermé en pensant que Balzac n’était pas pour moi. Mais une œuvre aussi monumentale engendre forcément des malentendus, et puis on mûrit. Aujourd’hui, j’ai un Balzac en cours de (re)lecture (Eugénie Grandet, dont je suis déjà récompensé)  plusieurs en attente dans mes rayons Splendeurs et misères des courtisanes, César Birotteau, Les employés, L’envers de l’histoire contemporaine et plusieurs livres à diverses phases d’expédition dont Le cousin Pons, l’essai sur la nouvelle Sarrasine écrit par Roland Barthes, le sémiologue pisse-froid, que j’ai beaucoup lu il y a très longtemps (dont une formule l’a perdu aux yeux de l’intelligence : « La langue est fasciste »…)

Que s’est-il passé ? 
Il s’est passé que j’ai fini par lire Illusions perdues. Quand on est déçu par l’humanité, on l’échange volontiers contre une autre. Elle a beau être imaginaire, l’humanité de Balzac, c’est un sang plus fort et plus dense que celui de nos contemporains qui coule dans ses veines, un sang qui sera parfois versé. Il faut aussi préciser que les fameuses illusions perdues ne sont pas celles qu’on croit, pas celles de la personne qu’on croit. 
Illusions perdues est un gros roman, très dense, probablement le plus dense de la Comédie humaine. avec Splendeurs et misères des courtisanes. Quoique les premières pages soient ardues, on est happé très vite car un des attraits de Balzac est que c’est une machine – mais une machine qui a du cœur. En guise d’introduction, il nous explique en détails le fonctionnement d’une imprimerie et le métier d’imprimeur. C’est compliqué, on y apprend beaucoup de choses et bien qu’il faille s’accrocher (et  peut-être pour cette raison) on peut compter sur l’auteur pour que ce ne soit pas ennuyeux. Car Balzac n’est jamais ennuyeux, même quand il est mauvais. 
Balzac est aussi une machine à remonter le temps. Le temps de ses romans est aussi le temps de l’histoire ; il y est fait référence à des massacres de masse, la Terreur, qui ont eu lieu en France une trentaine d’années plus tôt, c’est-à-dire, si nous transposions l’action des romans à notre époque, des massacres que les parents de toute personne de plus de 15 ans auraient connus. Soit dit en passant, ces massacres, l’école de la République, qui nous fait lire Balzac, préfère les taire et  colporter une image idéalisée de la Révolution française (révolution maçonnique qui a donné à la République sa devise trompeuse : Liberté, égalité, fraternité). Les romans de Balzac se passent donc à une époque intéressante. Lucien de Rubempré fréquentera un cercle d’écrivains et de journalistes où républicains et monarchistes nouent des relations d’amitié au-delà des chapelles politiques et idéologiques. Le gauchisme n’existait pas encore.  
Ce gros roman qui n’est pas divisé en chapitres consiste en trois parties, peut-être quatre. La première partie évoque les débuts dans la société d’Angoulême du poète Lucien Chardon, qui reprendra le nom de jeune fille de sa mère pour se faire appeler Lucien de Rubempré. 
L’observation des notables angoumoisins est l’occasion de montrer ce qui contribue à la jouissance de la lecture de Balzac : sa curiosité vorace pour la société et pour l’humanité. Ses descriptions même quand elles sont drôles, ne sont jamais méprisantes, notamment ces deux portraits, laissera au lecteur le souvenir d’une rencontre : 

Astolphe [de Saintot] passait pour être un savant du premier ordre. Ignorant comme une carpe, il n’en avait pas moins écrit les articles Sucre et Eau-de-Vie dans un Dictionnaire d’agriculture, deux œuvres pillées en détail dans tous les articles des journaux et dans les anciens ouvrages où il était question de ces deux produits. Tout le Département le croyait occupé d’un Traité sur la culture moderne. Quoiqu’il restât enfermé pendant toute la matinée dans son cabinet, il n’avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ; mais il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux événements du jour ; 

Quelqu’un qui sculpte des bouchons avec son canif ne peut pas être très mauvais.

Et un autre portrait lui emboîte le pas : 

Monsieur de Bartas, nommé Adrien […] chantait les airs de basse-taille et […] avait d’énormes prétentions en musique. L’amour-propre l’avait assis sur le solfège : il avait commencé par s’admirer lui-même en chantant, puis il s’était mis à parler musique, et avait fini par s’en occuper exclusivement. L’art musical était devenu chez lui comme une monomanie ; il ne s’animait qu’en parlant de musique, il souffrait pendant une soirée jusqu’à ce qu’on le priât de chanter. Une fois qu’il avait beuglé un de ses airs, sa vie commençait : il paradait, il se haussait sur ses talons en recevant des compliments, il faisait le modeste : mais il allait néanmoins de groupe en groupe pour y recueillir des éloges ;

La deuxième partie décrit la rapide ascension parisienne de Lucien, de la poésie et la vie de bohème au succès journalistique et littéraire ; on en apprend au passage de belles sur les trafics des libraires éditeurs et les fausses polémiques publicitaires pour lesquelles un journaliste écrit un article à charge dans un journal et sous un autre nom une réponse outrée pour piquer les ventes ; c’était il y a bien longtemps… On découvre aussi le milieu du théâtre où une actrice Coralie tombe amoureuse de Lucien. Coralie est entretenue par le richissime Camusot, dont l’amour le pousse jusqu’à l’abnégation. Chez Camusot, l’argent est la manifestation d’un véritable amour ; et Balzac montre bien que dans une société matérialiste, l’argent une manifestation révélatrice du meilleur et du pire. 
La liaison de Lucien de Rubempré avec une femme mariée, Marie-Louise Anaïs de Bargeton (la description de son mari est un autre chef-d’œuvre comique), sera pour Lucien le tremplin pour la vie parisienne, où le poète se transformera tout naturellement en journaliste. Non sans que Balzac nous ait gratifié au passage de la description saisissante du restaurant Flicoteaux. Lucien y fera les rencontres déterminantes, pour qui veut connaître sa nature, de d’Arthez (personnage admirable que Lucien finira par négliger par ambition) et, pour sa carrière, de Lousteaux. 
En refermant le roman, il nous en viendrait des souvenirs nostalgiques : « Ah, quand j’étais jeune au dix-neuvième siècle et que je fréquentais le restaurant Flicoteaux, je me souviens un jour, j’étais assis juste à côté de Lucien de Rubempré et de son ami Lousteaux, et je n’ai rien perdu de leur conversation… »
 Comme l’a remarqué Oscar Wilde : « Une lecture de Balzac transforme nos amis en autant d’ombres et nos connaissances en ombres d’ombres. Ses personnages ont une existence brûlante et furieusement colorée. Ils nous dominent et défient tout scepticisme. »
La troisième partie nous ramène à Angoulême où le récit se déporte vers Ève, la sœur de Lucien, et son mari, David Séchard, qui est aussi le meilleur ami de Lucien, les personnages principaux, devront affronter une machiavélique conspiration financière et juridique, qui a pour but de confisquer à David Séchard la paternité de son invention d’un papier révolutionnaire. Déjà s’est installé dans la vie économique l’esprit rapace qui découle peut-être de la révolution et de plus loin.  Balzac nous explique au passage que la malédiction de l’inventeur est le brevet de perfectionnement, qui suffit à le spolier totalement de ses droits sur ce qui peut être le travail d’une vie. 

Je passerai assez vite sur Le père Goriot, que je recommande néanmoins (tout comme je recommande le mal fichu mais très divertissant Ferragus, ne serait-ce que pour son côté boîte à trésors) pour la longue description de la pension Vauquer (Eugénie Grandet commence par la description de Saumur), scrupule et souci obsessionnel de Balzac qui contribue bien sûr à ses qualités psychotropes, c’est-à-dire : qui font voyager l’esprit (je me réjouis d’autant plus de le découvrir en la période passionnante et anxiogène que nous traversons). Le père Goriot présente les faiblesses de Balzac qui sont liées à sa générosité : le sentimentalisme mélodramatique de certaines scènes. Je leur préfère les scènes de repas à la pension et toutes les scènes faisant intervenir Vautrin, le grand criminel inspiré par Vidocq qui fait les yeux doux aux Rastignac et aux Lucien de Rubempré, et incarnant la philosophie profondément cynique des sociétés matérialistes – une philosophie qu’on peut qualifier de sataniste, comme il en fait d’ailleurs l’aveu à mots à peine couverts lors de son long discours de séduction adressé à Lucien de Rubempré. 
Notons que cette philosophie est assumée de nos jours par les langues fourchues de Christine Lagarde (« Aimez l’argent comme [le font] les rappeurs »), de Nicolas Sarkozy pour qui la valeur d’un être humain se mesure à la Rolex qu’il porte au poignet, ou d’un Emmanuel Macron parlant de « ceux [d’entre nous] qui ne sont rien. » 
Mais Lagarde, Sarkozy ou Macron n’ont pas eu la chance d’être créés par un Balzac. Personnages intéressants, on aimerait quand même les savoir enfermés entre les pages d’un livre…
Et, on peut rêver, passés au pilon. 

(à suivre)

Image : portrait de Balzac par Eduardo Arroyo

Tous les romans de Balzac sont disponibles gratuitement sur le Net.

Tintin et le secret de Polichinelle

Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années une partie suffisante du livre du psychanalyste Serge Tisseron (à qui même le Monde Diplomatique fait parfois l’honneur de ses colonnes) Tintin sur le divan ou quelque chose dans ce genre. Je me souviens surtout de l’argument qui m’avait fait abandonner cette lecture frivole, où Tisseron allait jusqu’à déduire de sa lecture psychanalytique du Secret de la licorne une relation homosexuelle entre François de Hadoque et son roi. J’aurais déjà trouvé risqué de tirer des conclusions sur la sexualité d’Hergé mais imaginer une sexualité à des êtres de papier est une des innombrables formes du byzantinisme actuel.

Serge Tisseron est plusieurs fois cité comme une source sérieuse dans le livre de Tom McCarthy Tintin and the secret of literature (non traduit en français), ainsi que Roland Barthes (à qui je ne pardonnerai jamais d’avoir dit que « la langue est fasciste », non pas tant à cause de l’insulte adressée à la langue que de la bêtise profonde et multidimensionnelle de cette sentence). Et quoique cet ouvrage ne soit pas traduit en français, il doit beaucoup aux dérives de l’intellectualisme à la française.
McCarthy soutient que Haddock, qui a assisté à seize représentations au music-hall afin de percer le secret de Bruno l’illusionniste, est réellement fasciné par la Castafiore, d’ailleurs (la transition  logique n’est pas donnée dans le texte, ce qui est une manière de ne pas se mouiller, de dire sans le dire : « j’dis ça et j’dis rien. »), Haddock n’imite-t-il pas la Castafiore en découvrant le tableau de bord de la fusée, commençant à pianoter dessus tout en se livrant à une parodie de L’air des bijoux, (ce qui n’indique pas tant une fascination de Haddock pour la Castafiore que la manière dont Hergé s’amuse à inventer toutes sortes de variantes pour tourner l’opéra en dérision).

McCarthy remarque que dans l’Oreille cassée et surtout à la fin du Temple du soleil , les pierres précieuses servent à cacher un secret l’emplacement et l’existence du temple. McCarthy en tire la conclusion que Les bijoux de la Castafiore cachent eux aussi un silence, un secret. Et ce secret, ce serait, comme par hasard, le clitoris de la Castafiore (1). C’est dans la réalité sociale et historique, dans l’histoire des courtisanes, des danseuses, actrices, artistes, etc., dans l’étrange relation que scellent les cadeaux que reçoit une femme entretenue, qu’il faudrait chercher ce secret. Mais des théoriciens comme McCarthy préfèrent oublier  que le monde d’idées dans lequel ils évoluent n’est qu’un terrain de jeu car s’ils ne l’oubliaient pas, ils ne pourraient pas prendre au sérieux le prestige et la reconnaissance réels que leur attirent leurs divagations. Même si « Quand on cherche, on trouve » ou que « Tous les chemins mènent à Rome » , quand on se veut sémiologue, il n’est pas inutile de déplacer Rome pour les besoins d’une démonstration (ce qu’on appellera prendre un raccourci).

À propos des Sept boules de cristal, voici comment McCarthy résume l’épisode du Music-hall palace : « Quand Haddock entend [la Castafiore], le chien qui se trouve dans sa loge [que MacCarthy n’appelle pas par son nom, même anglais, Snowy] se met à hurler et il doit quitter son siège… » En fait, c’est Haddock, Tintin et Milou qui quittent la loge du capitaine Haddock. Soit. Mais McCarthy continue de la sorte : « … Affaibli, [Haddock] s’appuie contre une colonne, etc. » Certes. À ceci près qu’entre le moment où on quitte la loge et celui où Haddock, “affaibli” s’appuie contre une colonne, Tintin et lui ont erré dans les coulisses, croisé le fakir Ragdalam et madame Yamilah, qui leur ont indiqué la loge de Ramon Zarate, avec qui ils ont pris un verre d’aguardiente ; ce n’est qu’après cela que, retraçant leur chemin, ils repassent par les coulisses, parmi les éléments de décor où Haddock reconnaît la porte de la buvette, qu’il ouvre pour  se cogner à un mur de briques (puisque tout est en trompe l’œil) avant de claquer la porte, faisant tomber tout un pan de décor sur lui, de sous lequel il s’extirpe, un peu sonné et c’est là que, “affaibli”, il s’appuie contre cette fameuse colonne.
Plus loin, McCarthy, tient à assimiler la voix de la Castafiore à une arme redoutable ; il en veut pour preuve que dans Les bijoux de la Castafiore, quand Haddock entend un commentateur de radio annoncer que la cantatrice va se rendre en Amérique du sud, il commente en pensée (je traduis la version anglaise qui est celle à la laquelle se réfère McCarthy)  « et les réduira aussi à des ruines » alors que dans la version originale, il dit sous la forme d’une litote qui m’a toujours beaucoup amusé  « Encore des populations qui vont être durement éprouvées » (la version anglaise a fait passer à la trappe nombre de traits d’humour qui auraient pourtant pu être restituées). Quant à l’évocation supposée du pouvoir destructeur de la voix de la Castafiore, elle coïncide avec la première apparition de la cantatrice, dans Le sceptre d’Ottokar, où Tintin monte dans sa voiture et qu’elle  entame son fameux Air des bijoux ; Tintin remarque qu’« heureusement les vitres sont solides »,  exagération comique,  puisque nous sommes dans l’univers potentiellement catastrophique de la bande dessinée d’aventure.

Autre exemple de fausses preuves : après avoir rappelé que selon Freud, « ce qui est refoulé finit toujours par revenir », McCarthy, n’hésite pas à imbriquer une interprétation fallacieuse dans une autre ; par exemple dans la scène où Haddock raconte aux tziganes comment il a trouvé leur petite Miarka perdue dans la forêt, il ne mentionne pas le fait que la petite fille l’a mordu, ce qui pour McCarthy signifie que Haddock « refoule » la morsure et donc que refouler signifie : décider consciemment et par tact de ne pas évoquer quelque chose. Une lecture rapide et distraite de ce passage permet de faire passer cette falsification de sens comme une lettre à la poste. Mais McCarthy avance, que c’est parce qu’il a « refoulé » l’incident de la morsure, que Haddock sera ensuite mordu par un perroquet puis piqué par une guêpe. A cette occasion, McCarthy n’oublie pas de préciser que c’est ce qui vaut à Haddock de retrouver avec “prick”, c’est-à-dire, en anglais, à la fois un dard (McCarthy envisage le double sens sexuel de Prick parce que pourquoi pas ?), dans le nez.

Plus loin, McCarthy prétend que  que la scène dans L’affaire Tournesol où Tintin et Haddock sont cachés dans la penderie de la Castafiore tandis que leur ennemi Sponz, boit du champagne avec celle-ci, est une scène de voyeurisme. Soit. Mais McCarthy interprète le bouchon de champagne qui saute comme une éjaculation précoce… sauf que, après vérification, cela se produit en présence de deux soldats de l’armée bordure et que ce n’est pas un éclaboussement qui a lieu mais un uppercut envoyé au moyen d’un objet traître, d’où McCarthy ne se gêne pas pour interpréter que « Sponz déverse ses rêves psychotiques ». On pourrait le dire d’Hergé à la rigueur, à ceci près qu’il n’y a pas d’inconscient en création narrative, que tout est déterminé (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’heureuses coïncidences, de correspondances qui sont les surprises que le créateur se fait à lui-même et à ses lecteurs). Si un dessinateur pour la jeunesse pensait au contenu sexuel que des esprits mal tournés seraient susceptibles de déceler dans son travail, il ne dessinerait plus rien (2).

L’esprit de McCarthy (étrange inversion d’ailleurs entre Paul McCarthy prétendant que son plug anal géant est un arbre de Noël et ce Tom McCarthy, qui voit partout la manifestation de l’esprit pervers de Hergé l’ancien boy-scout) va jusqu’à inférer que la scène de L’oreille cassée où Ramon (page 33) s’assoit sur une pelote d’épingles après avoir reçu une balle de revolver dans l’arrière-train est une manière pour Hergé de brocarder l’homosexualité, ce que McCarthy résume par un commentaire en aparté : « You like pricks in your butt, fag? », ce qui veut dire : « Tu aimes les bites dans le cul, petite pédale ? » Toujours le double-sens infantile du mot prick qui ne fonctionne qu’en anglais et que le lecteur est censé interpréter comme une pensée d’Hergé, alors que son auteur est véritablement McCarthy,le sémiologue en roue libre…

(1) Les détours menant à cette conclusion prévisible sont plus divertissants que la conclusion elle-même – puisque soyons sérieux,  où la psychanalyse appliquée n’est-elle pas capable de dénicher des clitoris ? Après tout on se demande bien ce que pourrait trouver d’autre quelqu’un qui prend au sérieux la psychanalyse appliquée aux personnages d’œuvres littéraires. McCarthy ne se privera pas d’insinuer que Haddock veut baiser Tintin (to screw) puisque dans un rêve, il utilise un tire-bouchon (corkscrew) pour déboucher Tintin transformé en bouteille.

(2) Cette possibilité scandaleuse fait l’objet d’une très amusante illustration dans la série Friends, où la pourtant très tolérante Phoebe fait la connaissance d’un homme qui lui plaît mais la choque en lui disant qu’il écrit des romans érotiques pour les enfants, ce qui est un objet théoriquement  impossible.

KING KONG (1976), le dieu des petites choses

Le King Kong de John Guillermin est un film mal aimé . Je me souviens qu’enfant, j’étais très ému par le sort de ce pauvre gorille et attribuais cette sensiblerie  à ma jeunesse ; or une nouvelle vision adulte révèle un film qui s’enfonce peu à peu dans une profonde tristesse doublée d’un amer désenchantement.

Un certain parti pris de lenteur ne fait qu’accentuer cette impression (même si en chemin, le film traverse plusieurs genre avec un certain bonheur : le film d’aventures, la comédie, la satire, même) : c’est au bout d’une heure, sur un film de deux heures que l’affolante Jessica Lange se trouve confrontée avec le dieu Kong ; de nombreuses scènes étudient la relation entre la belle et la bête et l’aspect érotique de l’entreprise n’est pas à négliger non plus (la scène de la cascade) ; j’avais d’ailleurs oublié combien le gorille était expressif, ce qui extrait du spectateur (de moi en tout cas) une compassion qui pourrait bien le laisser gravement déshydraté à la vision de ce géant capturé et enfermé au fond de la cuve d’un pétrolier, ne sortant de sa torpeur mélancolique que parce que le vent lui a apporté l’écharpe de sa belle, dont il renifle douloureusement le parfum.

Sensible et intelligent, le film de Guillermin ne nous épargne pas de terribles constats : on a volé à la tribu de l’île inconnue leur dieu Kong ; le pétrole qu’on espérait y trouver doit encore vieillir d’une dizaine de milliers d’années (ce qu’on apprend lors d’une scène de comédie très réussie comme le film en compte plusieurs), les indigènes sont désormais condamnés par le contact avec la “civilisation de l’homme blanc” à devenir alcooliques et à s’éteindre dans l’indifférence (pronostic que fait un des personnages) ; quand la fièvre du pétrole retombe devant le principe de réalité, elle est automatiquement convertie en événement publicitaire à la gloire de la société Petrox ; et c’est sous une bâche ressemblant à une pompe à essence géante que sera dissimulé le pauvre dieu Kong, humilié et affublé d’une couronne dont on pourrait croire qu’elle le ridiculise accidentellement, alors qu’elle remplit sa fonction, qui est de tout assujettir au dieu Profit ; Jessica Lange campe merveilleusement Dwan, cette écervelée voluptueuse rescapée d’un naufrage parce qu’elle se trouvait sur le pont d’un Yacht qui a explosé au moment où le reste de l’équipage était en train de regarder Gorge profonde – entre les lignes, on comprend que la starlette a échappé à un autre destin ; à la fin, au pied du World Trade Center (très belle idée que d’avoir fait de ce symbole de la finance l’écho visuel d’un double piton rocheux dressé sur l’île de Kong) où gît le corps du gorille abattu assailli par la foule et la presse, la belle Dwan, tentant de rejoindre Prescott (amoureux d’elle mais qui n’est néanmoins pas dupe de ses ambitions), cernée par les photographes, continue de hurler son nom, passant instantanément et instinctivement de la position de l’amoureuse désespérée à celle de la photogénique veuve du monstre, du privé à l’obscène, de la sincérité à l’hystérie. On s’attendrait presque à ce que, comme Gloria Swanson à la fin de Sunset boulevard, elle dise : « Je suis prête pour mon gros plan, Monsieur  DeMille. » D’ailleurs, tout comme les aventuriers blancs ont volé leur dieu Kong aux indigènes de l’île mystérieuse, ceux-ci leur avaient volé leur aspirante déesse, dans une constellation cynique où les stars ne représentent guère autre chose que le sexe et l’argent.

A-t-on les rêves – et les dieux – qu’on mérite ?

Note :  L’original de Cooper et Schoedsack me semble se résumer à  un très beau livre d’images ; quant à la version relativement récente de Peter Jackson, c’est une démonstration de perfection technique au service de partis pris au souffle court (l’action se déroule à la même époque que le King Kong de 1933 et en fait un film d’époque assez décoratif, même si la partie qui a lieu sur le bateau me semble très réussie) ou absurdes : lors d’un combat avec un dinosaure géant, Kong tenant sa blonde dans une main, la secoue de sorte qu’elle ne pourrait sortir que complètement disloquée de cette épreuve (le King Kong de 1933 était plus prévenant et plus intelligent : perchant sa fiancée sur un arbre d’où elle ne pouvait descendre seule pour pouvoir régler son compte tranquillement à un dinosaure contrariant) ; la fiancée blonde du gorille géant escalade en robe de satin et en talons hauts l’échelle de la tour du Chrysler building en plein hiver. Ainsi, dans un film dont le suspense tient aux dangers affrontés par ses personnages, le froid glacial et la fragilité du corps humain sont traités comme des balivernes.

FICTION ET VÉRITÉ (Galaxy Quest)

GALAXY QUEST

Une bonne fiction peut nous donner l’occasion de nous demander ce que nous ferions à la place de tel ou tel personnage. Parfois certains films répondent sans en avoir l’air à la question de savoir s’il faut dire la vérité à tout prix.

En plus d’être excellent divertissement, le film Galaxy quest (je ne dirai pas « est une réflexion sur » car il ne réfléchit pas à la place de son public) peut aussi inciter le spectateur à se poser la question de la place de la fiction dans notre existence.

Les héros de ce film sont les acteurs vedettes d’une série de science-fiction, Galaxy quest, qui a eu son heure de succès dans les années quatre-vingts. Quand le film commence, les acteurs en sont réduits à faire des apparitions dans des festivals de science-fiction (les fameux “Comic-conventions” ou « comic-con » qui passionnent les geeks de la série Big Bang theory) ou à inaugurer des centre commerciaux.

Dès les premières scènes, comme toutes les comédies qui se distinguent, Galaxy quest prend son sujet au sérieux en montrant avec justesse les failles des personnages, tout particulièrement celles de l’acteur principal, qui joue le commandant du NSEA Protector  dont les années de déclin ne semblent pas avoir altéré l’optimisme. Ses partenaires s’amusent de l’enthousiasme et du naturel avec lequel il « revit » ses aventures auprès de ses fans comme s’il s’agissait de souvenirs (1), tout en ne pouvant s’empêcher d’admirer la candeur qu’il a réussi à préserver. Il est vrai qu’il conserve sa gaité dans l’alcool.

Pourtant, son enthousiasme sera sérieusement mis à mal quand il surprendra les commentaires le décrivant comme un ringard inconscient du mépris de ses partenaires. Seul un événement exceptionnel le tirera de cette crise ; cet événement se produira sous la forme d’un appel au secours émanant d’un quatuor de personnages habillés en noir (d’une gentillesse désarmante) qui lui expliquent qu’ils sont des Thermiens venus sur terre pour implorer son aide.

Tandis que le commandant les prend pour des illuminés qui prennent leur costume de cosplay un peu trop au sérieux, le spectateur, lui, comprendra vite que ces quatre personnages sont réellement des extra-terrestres qui voient en les personnages de la série Galaxy quest les sauveurs potentiels de leur peuple en danger. En effet, ignorant les concepts de fiction et de mensonge, ils prennent la série pour une collection de documents historiques.

Une fois que toute la distribution de la série (croyant d’abord qu’il s’agit d’une opportunité de travail) se trouve embarquée dans l’aventure, les Thermiens leur font une surprise de taille en leur faisant découvrir le vaisseau qu’ils ont construit pour eux, réplique exacte de celui de la série, qui ressemble beaucoup à celui de Star Trek, à laquelle Galaxy quest envoie ses hommages tout en parodiant ses conventions. (le choix du terme “parodie” est délicat ; quoi qu’il en soit, Galaxy quest n’a rien à voir avec La folle histoire de l’espace de Mel Brooks, film très amusant où rien n’est pris au sérieux).

Je ne raconterai du film que ce qui est nécessaire pour rendre explicite la réflexion subtile qu’il développe en filigrane sur la fiction et le mensonge (réflexion que le spectateur est libre d’ignorer car le scénario, qui ne présente pas une faiblesse, fonctionne aussi sur les conventions du genre, qu’il expose en même temps qu’il en fait des moteurs de l’action).

A partir du moment où ils comprennent dans quoi ils sont embarqués, que Sarris, l’ennemi des Thermiens, est un véritable dictateur sanguinaire et que la méprise initiale pourrait bien se transformer en opération suicide, les acteurs ne doivent plus seulement faire le choix douloureux de l’héroïsme : ce choix est alourdi par des considérations morales, comme le fait que les Thermiens, en les prenant pour des héros, leur ont rendu leur dignité. Le spectateur se dit que la chose la plus raisonnable à faire serait de dire la vérité aux Thermiens et de les forcer à s’adapter à la réalité des choses ; en même temps, on se doute qu’en confisquant leurs illusions aux Thermiens, on provoquerait une découragement dont ils ne se relèveraient pas et dont leur ennemi profiterait pour les anéantir (2).

Je dirai seulement pour ne pas le déflorer que les personnages doivent agir ; et que c’est l’action qui leur permet de savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. Comme cela arrive aussi dans la vie, quand on n’est pas paralysé par de fausses questions.

Allant jusqu’au bout de sa logique, le film n’éludera pas la question centrale de la fiction, du mensonge et de l’imposture (qui sont une seule et même chose pour les Thermiens) en mettant les personnages dans la situation de devoir révéler qu’ils ne sont que des acteurs et non des héros. A ce point du déroulement de l’histoire, leur aveu est beaucoup moins justifié puisqu’ils ont déjà mis plusieurs fois leur vie en danger pour aider les Thermiens. Il faut noter que s’ils font cet aveu, la mort dans l’âme, c’est parce qu’avant un dernier retournement, l’ennemi des Thermiens, qui a compris qui ils étaient, les oblige à révéler à leur chef leur nature de saltimbanques, pour le seul plaisir d’infliger à ses victimes une souffrance de plus. (3)

A ce point, le spectateur se demande à la fois comment les héros vont retourner la situation, et aussi, si le film va laisser les Thermiens dans cet état désespérant de lucidité, ce qu’on ne leur souhaite pas, comme on ne souhaite à personne de vivre dans un monde désenchanté.

 

(1) Il faut d’ailleurs noter que les fans traitent tous les acteurs de la série comme s’ils étaient leur personnage et non comme s’ils le jouaient ; on pourrait penser que le film se moque des fans, ce qu’il fait affectueusement ; cependant tout au long de son déroulement, s’il y a une chose dont le film ne se moque pas, c’est de la fiction et de ceux qui y croient ; en fin de compte, on peut comprendre que les fans sont simplement des gens à qui la fiction offre la chance d’une double vie.

(2) Dans la réflexion qu’il développe sur le film Matrix dans le passionnant A pervert’s guide to cinema, Slavoj Zizek imagine une troisième pilule proposée à Neo. La première lui permet de retourner dans son monde d’illusion, (celui qui ressemble à notre quotidien) ; la seconde le fait définitivement quitter l’illusion pour la réalité (cauchemardesque et apocalyptique) ; la troisième pilule, imaginée par Zizek, permettrait de percevoir ce que l’illusion contient de réalité ou de vérité, et de comprendre que l’illusion est une interface par laquelle nous négocions avec la réalité et la vérité, ce que tous les gens qui aiment la fiction comprennent déjà instinctivement. (Zizek conclut : « Si on ampute la réalité des fictions symboliques qui la régulent, on supprime la réalité elle-même. »)

(3) C’est en se faisant passer les “documents historiques”(le début d’un épisode de la série Galaxy quest) que Sarris comprend que les alliés terriens des Thermiens ne sont que des saltimbanques. Il est donc intéressant de noter qu’à travers le personnage de Sarris, le film établit un parallèle entre le mal, la fureur destructrice, et l’indifférence à la fiction.

Car la fiction, en nous aidant à nous mettre à la place de personnages imaginaires dont le destin dépasse les limites de notre expérience, peut nous permettre de cultiver notre empathie.

Dans le chapitre intitulé Les lâches sont dangereux de son recueil Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey nous fournit un exemple contraire, celui  de Franz Stangl, concepteur du camp de Sobibor et directeur de celui de Treblinka, homme ordinaire, époux et père de famille, à qui manquait « la capacité d’imagination qui lui aurait permis de se mettre à la place des autres », c’est-à-dire, ses victimes, qui n’étaient pour lui que des statistiques. « Stangl est parvenu à ne pas comprendre ce qu’il faisait pendant qu’il était à Treblinka […], mais après la guerre, quand il vivait au Brésil et lisait tous les comptes rendus du procès d’Eichmann […], il comprit finalement que la « cargaison » dont il s’occupait à Treblinka était  composée d’êtres humains. Le lendemain du jour où il parut comprendre qu’il était coupable, il mourut. Peut-être n’est-il pas déplacé de noter […] que l’état [démocratique], pour préserver sa sécurité, doit cultiver l’imagination. »

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (6)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (2): LE ROMAN

Que recherche-t-on dans un roman ?

Le mot piège est évidemment le on.

Si la question est « Qu’est-ce qu’un roman ? », Thomas Pavel consacre environ six-cents pages pour y répondre dans La pensée du roman.

Qui est “on” ? De quels romans parle-t-on ? N’est-ce pas beaucoup demander à qui que ce soit (qui est peut-être on) de répondre à une question à deux termes qui contient deux inconnues ?

En fait de réflexion personnelle et d’esprit critique, une fois qu’on a pris la peine d’ignorer sa formulation et son impasse (qui est on ? à part un *** qui lit des romans) il s’agit de dresser un panorama des genres romanesques, mais encore une fois comment le savoir, vu le degré d’arbitraire entre les questions et les réponses préconisées, partant du principe qu’il y a une littérature d’évasion et une littérature sérieuse. Or l’opposition entre les deux est largement discutable.

 

– Pensez-vous qu’un héros de roman doive être nécessairement un personnage capable d’accomplir des exploits extraordinaires ?

Honnêtement ce que je pense n’a que peu d’importance.

Cette fausse politesse consistant à faire semblant de demander soi avis à quelqu’un a probablement pour but d’épargner au dissertant une violence  symbolique. Ici, ne pas oublier que « Pensez-vous » signifie : « Vous a-t-on inculqué que… ? », voire « Pensez-vous que vous êtes censé répondre que… ? »

Pour la clarté du sujet, on recommandera la formulation suivante « Quels héros de roman ont selon vous accompli des exploits extraordinaires et lesquels à votre avis se sont tourné les pouces ? ». La réponse est : cela dépend de leur tempérament, voir le cas d’Edmond Dantès contre celui d’Oblomov ou de Bartleby.

 

Le succès d’un roman repose sur notre éternel besoin de nous raconter des histoires où nous nous reconnaissons tels que nous voudrions être. 

Ici je voudrais prendre une minute de votre temps pour examiner comment la manière  dont des postulats non vérifiés sont imbriqués les uns dans les autres, rendant impossible toute tentative de réponse sérieuse :

[[[[Je souffre d’un besoin de me raconter des histoires (1)] qui est éternel (2)] et le fait que je me reconnaisse dans un roman (3)] tel que je voudrais être (4)] et c’est ce qui fait le succès de ce roman (5)]

A laquelle de ces cinq propositions dépendantes les unes des autres  le lycéen est-il censé répondre ? Le rédacteur du sujet, qui prend son cas pour une généralité, parle de « notre éternel besoin » et dit curieusement à propos du roman que nous aimons « nous raconter des histoires » plutôt que de nous les faire raconter.

Le sujet enchaîne des postulats pour le moins péremptoires. Qu’est-ce que ce succès ? Le nombre de lecteurs, le nombre de lecteurs qui ont aimé ? La postérité ? La réussite artistique ?

Sommes-nous face à un problème de marketing ?

Traduction : les personnages de romans sont-ils idéalisés ?

Si le sujet est une citation, mettons que le jour où son auteur l’a commise, il était souffrant et qu’il ne se reconnaissait pas dans la glace telle qu’il aurait voulu être.

 

Vous avez rencontré de multiples personnages dans l’univers romanesque théâtral ou cinématographique. Jouent-ils un rôle important dans votre goût pour la fiction ? 

Curieuse attitude qui consiste à décider pour lui de ce que le candidat aime alors qu’il a peut-être une prédilection pour les livres d’histoire, les biographies, les récits, les mémoires, la vulgarisation scientifique, d’où on sait que les personnages sont notoirement absents.

Il est d’emblée sommé d’écrire depuis une position qui lui est imposée, comme si ce n’était pas assez de lui imposer un sujet de réflexion en espérant que celui-ci soit pertinent, c’est-à-dire qu’il offre au lycéen les meilleures chances d’avoir envie d’utiliser son intelligence.

C’est avec une certaine présence d’esprit que pas loin de cent-cinquante ans avant que cette question soit formulée, Robert Louis Stevenson répond la chose suivante :

« Ce n’est pas le personnage mais l’événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation que nous nous sommes longtemps plu à imaginer se trouve réalisée dans le roman [Stevenson veut dire : dans un roman donné], avec tous les détails les plus nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un récit romanesque. »

Le point de vue de Stevenson est trop tranché pour satisfaire aux critères d’excellence de la dissertation. On pardonnera à Stevenson de savoir de quoi il parlait. Pour satisfaire aux prescriptions de l’exercice, on pourrait ergoter que d’un côté les personnages…, mais que de l’autre, les situations… Et on pourrait « prendre position » et mettre tout le monde d’accord en disant que les personnages et les situations.

 

– « Dans L’art du roman, l’écrivain Milan Kundera décrit ainsi le genre romanesque : “Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable.” Partagez-vous cette conception du roman ? » (La dissertation en français, Aude Lemeunier, Hatier)

J’en profite pour préciser que le traitement non dénué d’intérêt de ce sujet qui se trouve dans le manuel, par les questions qu’il soulève, trahit la réflexion de Kundera en mettant d’un côté les romans qui traiteraient de la réalité et de l’autre ceux qui traiteraient de l’existence alors que pour Kundera, tous les romans traitent de « l’existence » (ce qui vaudrait à la rédactrice une magnifique note pour hors sujet).

Cette distinction entre réalité et existence est arbitraire, je ne suis pas sûr du tout qu’il soit indiqué de la prendre pour argent comptant sous prétexte qu’elle est de Kundera. Au contraire, on pourrait très bien avancer que la réalité avec ses innombrables destins, ces trajectoires individuelles (et ce, qu’on les aborde du point de vue de l’historiographie ou de l’expérience personnelle), ses exploits hors du commun, ses concours de circonstances et coïncidences extraordinaires est un aperçu du champ infini des possibilités humaines (à ce sujet, je renvoie au livre étonnant de Paul Watzlawick La réalité de la réalité). Cette réflexion est réversible du fait de son trop grand quotient de généralisation.

En fait, quand on pense à ce qu’on sait du monde, on se rend compte que dans une très large proportion, il est fait d’informations de seconde main, plus ou moins concoctées par des journalistes, des historiens, des amis revenus de voyage, des écrivains voyageurs, des biographes, etc. A cet égard, le monde est pour une très large partie un produit de notre imagination (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas). À cet égard, la littérature lui fait une concurrence presque déloyale, car il n’est pas difficile pour des personnages de roman d’avoir à nos yeux plus de réalité et d’être de meilleure compagnie que des personnes qui existent vraiment, que personne n’a inventés et que nous connaissons parfois. Les personnages de roman sont des créatures de Frankenstein, qui empruntent leurs traits à d’innombrables personnes réelles et imaginaires. Mais ils ne sont pas des chimères.

 

Dans le roman épistolaire, il faut choisir entre vivre et écrire

La méthodologie de la dissertation recommande l’analyse des notions et la reformulation du sujet. Est-elle nécessaire en ce qui concerne des verbes aussi génériques que choisir, vivre et écrire, que justement, le sujet ne se donne pas la peine de préciser ?

J’avoue que ni ma bonne volonté ni mes recherches ne m’ont permis de savoir où veut en venir ce sujet qui fait le malin. La personne qui a soumis ce sujet sur un forum dans l’espoir d’obtenir de l’aide, propose de suivre les pistes :  « vivre c’est écrire, vivre c’est agir »

Faut-il comprendre qu’écrire est une activité à part des autres activités humaines (je dis à part, mais je suis sûr qu’il faut comprendre au-dessus de) ? Dans ce cas, faut-il mettre l’écriture de lettres sur le même plan que l’écriture d’un roman (épistolaire ou non) ?

Du reste le sujet parle-t-il de l’auteur d’un roman épistolaire, qui est quelqu’un qui écrit (« Dans un roman épistolaire » = dans le genre épistolaire) ou des personnages des romans épistolaires, qui sont censés écrire les lettres dont la succession produit le récit appelé roman (« Dans un roman épistolaire » = à l’intérieur de l’action du roman épistolaire ?) ? Et si c’est au lycéen de se poser la question, pourquoi ne lui est-elle pas posée plus clairement ? (« Qui écrit un roman épistolaire ? »)

Peut-être parce qu’elle n’a aucun intérêt.

La question est peut-être de savoir si en écrivant, les personnages créent l’action d’un roman épistolaire ou si leurs lettres constituent un témoignage, problématique qui me semble tout à fait oiseuse. N’ayant pas réussi à tomber sur un traitement modèle de ce sujet, il m’est impossible de le vérifier.

En ce qui concerne le verbe vivre, je ne résiste pas au plaisir de partager cette citation, extraite du livre de Richard Brooks Thirteen things that don’t make sense :

« Comment définirait-on la vie ? Est-ce quand un système est capable de se reproduire, auquel cas bon nombre de programmes informatiques pourraient être qualifiés de vivants tandis que bon nombre d’êtres humains – les hommes et les femmes stériles par exemple, où les religieuses – échapperaient à cette définition. Les choses qui sont vivantes consomment de l’énergie, se déplacent et produisent des rejets ; tout comme le font les automobiles, que personne ne songerait à qualifier de vivantes. »

Si j’ai placé ici cette citation, ce n’est pas seulement pour me faire plaisir, mais pour m’étonner de ce que le sens des mots soit si important dans un livre de vulgarisation scientifique alors qu’il fait l’objet d’un usage pour le moins désinvolte dans des travaux censés analyser les œuvres littéraires. Le rédacteur doit-il signaler au correcteur que les personnages d’un roman, épistolaire ou non, ne sont pas “vivants” au sens où on l’entend habituellement ?

Pour revenir au sujet sur le roman épistolaire, il est évident, si on conserve l’opposition artificielle entre les deux verbes vivre et écrire, que le correcteur ne se contentera pas de la réponse : « On n’a pas besoin de choisir, il suffit de décider qu’on va faire les deux tour à tour » ni de « Mais enfin, pour écrire, il faut vivre ou au moins avoir vécu quelque chose (même si le fait de ne plus vivre risque de compromettre l’acte d’écrire) », quoique je sois gêné par le fait que le verbe vivre du sujet n’est pas employé dans sa forme transitive ; risquerais-je le hors sujet ? Je suppose qu’il s’agit encore une fois de renvoyer le lycéen aux platitudes de rigueur. Mais encore une fois, lesquelles ?

Le traitement de ce sujet semble consister à ignorer toutes ces objections, ce que encore une fois les prescriptions de l’exercice confondent avec : faire preuve d’esprit critique.

La gageure de la dissertation consiste souvent à donner l’explication la plus convenue possible à la question la plus tordue (la règle élémentaire voulant que quand le sujet énonce le roman, il entend tel roman) ; nous sommes au royaume des apparences trompeuses, où les mots sont des ombres qui ne sont projetées par rien. (À SUIVRE)

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (5)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (1): LE ROMAN

(Je tiens à préciser que les billets qui suivent ne commentent que la formulation des sujets. Une critique des traitements (modèles de dissertation) sera bientôt publiée.)

Pour vous, un personnage de roman doit-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ?

Inutile de revenir sur l’hypocrite « Pour vous ». En revanche, ce sujet illustre un autre symptôme propre à la dissertation sous la forme de ce « doit-il », qui donne l’impression qu’on est en train de parler des règles qui encadrent la création de fictions, comme si celles-ci existaient au préalable (alors qu’il n’y a que des traditions, des conventions, des genres, des écoles, que les écrivains, sont libres de suivre, de détourner ou de pulvériser). Encore une fois, même s’il s’agit d’une convention propre à la dissertation, d’une formule creuse qu’il faudrait convertir, il s’agit d’une convention trompeuse. Le lycéen, qui est un lecteur et non un écrivain, parle de la fiction en tant que lecteur, et en tant que lecteur, il ne lui appartient pas de décider ou d’établir qu’un personnage doit être comme ceci ou comme cela ; en tant que lecteur, il est mis devant le fait accompli. Ce dont il est encore une fois question, c’est le “réalisme” appliqué aux personnages de romans, “réalisme” considéré comme allant de soi alors qu’il soulève de très nombreuses questions et que les écrivains qui ont critiqué cette notion n’abondent pas du tout dans le sens qu’en donne conventionnellement la dissertation, sens qui comme le dit Nabokov, « reste à définir » (problème de tout ce qui va de soi) ; nous verrons plus loin que ce qui est considéré comme ressortissant du réel ou de la caricature, par exemple, est très discutable et arbitraire.

La vraie question est peut-être : « Un personnage de roman peut-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ? ». Il est malencontreux que le sujet se trompe (et trompe le rédacteur de la dissertation) sur un point aussi élémentaire que le choix d’un verbe défectif.

Dans les deux cas « Un personnage de roman doit-il avoir… » et « Un personnage de roman peut-il avoir… », la question n’a à peu près aucun intérêt car sa réponse tient en trois lettres : non. A moins qu’une personne réelle sente le papier (ou le sapin à partir duquel on fait du papier, ce qui n’arrive que de manière métaphorique), qu’elle soit numérotée en bas de page et qu’on puisse littéralement lire en elle comme dans un livre ouvert. Un personnage de roman ne saurait avoir aucun des attributs d’une personne réelle, quand bien même il serait prélevé dans un roman d’Emile Zola. C’est une créature de papier et de mots, une chimère dont le « réalisme » n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit fidèlement inspirée du réel ou non. Dan Simmons ou Stephen King emploient des trésors de réalisme pour nous faire croire à des vampires colonisateurs de l’esprit, à des demoiselles douées de télékinésie ou aux occupants d’un hôtel maléfique. Isaac Asimov imagine ou anticipe le thème des machines pensantes et émotives et il a tout intérêt à le faire de manière crédible. A cet égard, comme la littérature fantastique, la science-fiction est un genre réaliste.

En réalité, ce sujet invite à traiter du réalisme des personnages dans le roman. Et il faut partir de l’acception conventionnelle selon laquelle la littérature réaliste serait une littérature “inspirée de la réalité”, explication qui ne va pas sans son cortège de questions (d’ailleurs jamais débattues dans les sujets de dissertation).

Je renvoie à Stevenson, qui dans Essais sur l’art de la fiction parle du réalisme du théâtre. Où identifie-t-il ce réalisme ? Dans les thèmes abordés ? Dans le fait que le texte peut ressembler à une conversation ?  (on peut d’ailleurs se demander si une pièce de théâtre est plus réaliste quand elle est lue ou quand elle est jouée) Pas du tout : dans le fait que les personnage de théâtre sont joués par des acteurs en chair et en os.

Ce sujet et la notion fantomatique de réalisme en littérature éludent donc volontairement le fait que la lecture est une fonction artificielle (le simple fait de percevoir le monde requiert un apprentissage) et que ce qui fait un personnage de livre, dénué d’apparence physique, qu’on ne perçoit directement par aucun des sens (vue, ouïe, odorat, toucher, goût), n’a rien à voir avec les mécanismes de perception ; ce qu’on perçoit, ce sont des mots ; or l’expérience du réel ne produit jamais que la seule chose qu’on perçoive d’une personne proche soit exclusivement des mots. Sauf dans la relation épistolaire (encore faudrait-il choisir entre vivre et écrire).

Oscar Wilde, à qui on posait la question « Quel est l’événement le plus triste qui soit arrivé dans votre vie ? » répondit « La mort de Lucien de Rubempré. »

Les personnages de fiction ont toutes les caractéristiques d’une seule catégorie de vivants : les absents. (À SUIVRE)

(Photographie : Thorsten Brinkmann, titre inconnu & Karl Schrank von Gaul (2008) détails)

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (4)

Trois plans sont proposés,

C’est la présentation du fameux et redoutable plan dialectique qui prend le plus de place (deux pages) tandis que tout ce qu’on dit du plan thématique est qu’il dépend des connaissances de l’élève et qu’il ne doit pas dépasser trois parties. On le privilégie quand il s’agit d’enfiler des platitudes sur les fonctions de la poésie, les principaux intérêts de l’autobiographie, etc.

Quant au plan analytique, il tend à expliquer un jugement plutôt qu’à le discuter. Les idées directrices des différentes parties du devoir sont inspirées de la citation qui sert de sujet.

Le fameux plan dialectique (thèse-antithèse-synthèse), est résumé ainsi : « les élèves sont invités à dégager tous les arguments [qui étayent le sujet] et à en apprécier le bien fondé ; puis il s’agit d’envisager les arguments qui divergent d’avec (sic) ce point de vue initial, voire s’y opposent ; dans un troisième temps, les élèves prennent eux-mêmes position. »

Je me souviens qu’en cours de français, quand nous ne nous exercions pas à la dissertation, l’approche des textes, extraits, romans étudiés en cours n’était pas du tout une approche “dissertationnelle”, mais se limitait – heureusement ! – à des séances d’explication de texte.

Au-delà des difficultés méthodologiques, la dissertation pose des contraintes supplémentaires.

JE EST UN AUTRE

Une consigne de la dissertation ne laisse pas de déconcerter, il s’agit de l’interdiction du recours à la première personne.

Elle présuppose une prétention à l’objectivité or s’il y a une chose qu’il serait urgent de faire, c’est d’établir ce que sont  l’objectif et le subjectif (une fois sortis de la pensée automatique qui nous avait appris à associer objectif avec bon et subjectif avec mal).

S’il s’agit de stimuler l’esprit critique, on se demande l’esprit critique de qui et aussi, à part sa vertu paralysante, quelle peut bien être l’utilité de la proscription pure et simple du je.

Pour ne rien arranger, de nombreux sujets commencent par « Selon vous… », « Pensez-vous que… », à quoi servent ces amorces si ce n’est à inviter le lycéen pieds et poings liés à exécuter un numéro d’évasion.

Dans les faits, il est implicitement exclus que le rédacteur prenne le sujet au pied de la lettre en répondant  « Selon moi, etc. » Le sujet pourrait être aussi bien formulé sans qu’on feigne de demander son avis au rédacteur. Mais on est en droit de se demander ce qu’il advient de la responsabilité intellectuelle dès lors que le Je est proscrit et qu’on attend du lycéen qu’il se dissolve dans une intenable neutralité. J’insiste : elle est intenable à partir du moment où on présente  la dissertation comme un exercice de réflexion personnelle et d’esprit critique (et c’est ce qu’on fait). Voici un témoignage à ce sujet :

« La manie d’exclure le pronom personnel « je » de tout texte analytique (que ce soit des sciences de la nature ou des analyses littéraires) me semble particulièrement répandue en France. […] Mes professeurs français nous […] ont toujours interdit d’utiliser le « je » dans n’importe quelle composition – la subjectivité serait à éviter à tout prix. […] Mes professeurs allemands par contre refusaient strictement le « nous ». Je cite ma prof d’allemand: « Non, non, ce n’est pas moi qui le dis. Si je ne suis pas d’accord avec ce qu’écrit mon élève je ne veux pas être incluse dans cette affirmation! Vous devez reconnaître la responsabilité de votre affirmation. Utilisez le « je »! »

Mais pourquoi donc la subjectivité serait-elle à éviter à tout prix ? Et surtout, que reste-t-il une fois qu’on a éliminé la subjectivité, c’est-à-dire la position du sujet ? (mis à part bien sûr un simulacre d’objectivité)

L’interdiction du je est [donc] une absurdité, sauf à considérer honnêtement que la dissertation n’est rien d’autre qu’un contrôle des connaissances (si du moins ce vocabulaire a toujours cours dans l’enseignement). De plus, l’argument qui déduit l’objectivité de la non utilisation du je est doublement fallacieux. D’une part parce que cet artifice ne suffira pas à tenir l’erreur et le préjugé à l’écart : le tour de passe-passe consistant à remplacer je par nous ou par on peut conduire à un début de rigueur puisqu’il amène fatalement à se questionner sur ce que on veut dire (et que le choix du sujet est un premier filtre du propos) mais je ne vois pas en quoi l’emploi de la première personne exclut cette possibilité puisque justement le rédacteur serait amené à assumer ce qu’il écrit (ce qui n’est pas tout à fait le cas s’il dit nous ou on) ; d’autre part ce n’est que d’une position subjective que je peux savoir ce que je pense. C’est-à-dire, en essayant de distinguer ce qui est de l’ordre de l’opinion ou du préjugé de ce qui est de l’ordre du fait ou de l’observation. Autrement dit ce n’est que d’une position subjective que nous pouvons tendre vers une position objective. Mais surtout, ce n’est que d’une position subjective qu’on peut développer une réflexion personnelle.

En définitive, la dissertation aboutissait toujours à faire l’éloge de la littérature et d’une fausse idée de la modération, qui était en fait un refus de de prendre parti, une manière de ménager la chèvre de la thèse et le chou de l’antithèse. Elle semble rejoindre la vulgate selon laquelle toute certitude mène au fanatisme (sur ce sujet, voir le chapitre consacré à la dissertation de philosophie). Or cette hypothèse repose sur une conception erronée de ce qu’est une certitude et ce qu’est (ou n’est pas) le fanatisme. (À SUIVRE)

(Photographie : Thomas Demand, Büro, 1995)

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (3)

LES CONSIGNES DE LA DISSERTATION : RÉFLEXIONS GÉNÉRALES (1)

« Les élèves sont invités à ne pas considérer la dissertation comme un exercice purement formel mais à mettre l’accent sur le contenu. Il s’agit de mener une réflexion personnelle qui se fonde sur des connaissance solides acquises dans le cours de l’année. » (La dissertation en français Aude Lemeunier, page 7 et 8)

Nous allons voir quels moyens se donne, ceux qu’elles confisque et les conditions qu’elle pose pour faire semblant d’arriver à une réflexion personnelle.

Voici donc comment on présente l’exercice de la dissertation littéraire (j’emprunte les citations qui suivent au manuel La dissertation en français Aude Lemeunier, Hatier, 2008) :

« La dissertation est un exercice qui contribue à la formation du jugement critique et qui est propice à l’évaluation de son exposition. Elle contribue à la formation de l’esprit critique par sa démarche même. »

(Français, classes de seconde et de première, Accompagnement des programmes CNDP, septembre 2001)

Le programme semble honorable et me rappelle tous les espoirs que j’ai fondés à l’époque sur la dissertation, comme tous les lycéens curieux de se découvrir et de se révéler au monde et à eux-mêmes, espérant y trouver un terrain d’expression et de réflexion personnelle ; même si un autre constat évident s’impose : quel individu est plus dénué d’expérience, plus imprégné de préjugés, plus influençable, plus perméable à son époque, bref, moins prédisposé à la réflexion personnelle qu’un adolescent ?

La dissertation est donc présentée comme

« un exercice de la délibération – elle confronte des arguments divers, voire divergents, et s’efforce de confronter de thèses en présence. Elle suppose aussi le respect de l’opinion proposée, qui doit être examinée avec attention, analysée selon différents points de vue, en évitant la tentation d’y adhérer ou de la contredire d’emblée [c’est moi qui souligne]. Elle est ainsi un apprentissage de l’esprit critique. En effet, l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale invite à ne pas prendre une position tranchée. La dissertation est enfin un apprentissage de la délibération réfléchie. Elle débouche sur une prise de position. »

(Français, classes de seconde et de première, Accompagnement des programmes CNDP, septembre 2001)

Quand on la lit avec confiance, puisqu’elle émane d’un manuel sérieux, l’explication qui précède a tout l’air de dire des choses sensées. Pourtant, et malgré le fait qu’elle décrit objectivement les consignes de la dissertation, elle ne résiste pas très bien à une lecture attentive :

[La dissertation apparait donc] comme un exercice de la délibération 

Le dictionnaire donne pour le verbe délibérer deux emplois : discuter à plusieurs afin de parvenir à un accord et réfléchir avant de prendre une décision (ou disons, de prendre une position sur un problème donné)

– elle confronte des arguments divers, voire divergents, et s’efforce de confronter des thèses en présence. 

Cela ne veut pas dire grand-chose : la seule thèse en présence étant, au départ, celle qui est formulée par le sujet de dissertation que, curieusement, le lycéen est censé tour à tour confirmer puis infirmer (thèse et antithèse).

Elle suppose aussi le respect (sic) de l’opinion proposée, 

Etrange injonction que ce respect de l’opinion proposée. Le cas échéant, serait-ce lui manquer de respect que de la contredire ?

… qui doit être examinée avec attention, 

ce qui va de soi, puisqu’il s’agit – théoriquement – de la critiquer.

… analysée selon différents points de vue, 

Tous les points de vue, sauf celui de la personne qui disserte puisqu’une des prescriptions de la dissertation est que le sujet je n’y a pas droit de cité. Il était stipulé dans la présentation de l’exercice que le lycéen n’est pas censé « paraphraser le point de vue d’un critique ». Faut-il comprendre que le lycéen est relégué au rôle d’arbitre d’une discussion qui a lieu sans lui mais qu’il a la charge d’alimenter ?

… en évitant la tentation d’y adhérer ou de la contredire d’emblée 

Cette incitation à la circonspection est utile quand on connaît l’esprit de contradiction des adolescents ; d’ailleurs, il suffit souvent de se souvenir de l’adolescent que nous avons été… Cela dit, l’expression « d’emblée » laisse supposer que l’élève pourra la contredire plus loin dans son argumentation, possibilité qui n’est jamais évoquée dans les corrigés de dissertation. A moins qu’il ne faille donner à l’expression « prendre position », comme on le verra, le sens inédit de faire un pas en avant puis un pas en arrière. 

Elle est ainsi un apprentissage de l’esprit critique. 

En fait, un véritable apprentissage de l’esprit critique consisterait peut-être non pas à inventer le pour et le contre de tel ou tel sujet de dissertation pour les confronter, mais à débusquer ce que le sujet même ou sa formulation contiennent de présupposés non vérifiés, voire d’absurdité (et nous verrons dans la partie consacrée aux sujets que les présupposés non vérifiés y sont une denrée proliférante).

En effet, l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale invite à ne pas prendre une position tranchée. 

On se serait attendu au contraire à ce que “l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale” invite à « prendre une position tranchée » puisqu’ils la réfutent. Le lycéen est peut-être censé rester dans l’état de sidération que peut produire la confrontation de deux opinions antagonistes et c’est peut-être cela qu’on appelle « réflexion personnelle » et « esprit critique ».

Cela dit, le verbe invite commence à s’expliquer si on rétablit son sujet véritable, qui n’est pas vraiment  « l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale » (ce qui rend la phrase totalement contradictoire), mais « Nous, les instances qui émettons les règles de la dissertation ».

Ainsi, « l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale  invite » ne signifie pas autre chose que :      « Le lycéen qui entreprend de rédiger une dissertation est sommé de ».

Pourquoi utiliser le verbe « invite » si ce n’est pour éviter d’avoir recours au vocabulaire prescriptif, vocabulaire de l’autorité ; le tour de passe-passe consiste à remplacer le vocabulaire de l’autorité par l’esprit « il va de soi que… ».

L’esprit critique est donc implicitement défini comme une manière de s’abstenir de formuler un avis tranché. On saura gré aux écrivains de ne pas avoir suivi la même ligne et on imagine mal L’aurore titrant à la place de « J’accuse » « Il me semble que peut-être les responsables éventuels de l’affaire pourraient être recherchés parmi… »

Chose étrange que cet esprit “critique” qui ne se mouille pas. Critiquer, mettre en crise, ce n’est pas paralyser sa propre faculté de jugement en débusquant systématiquement ce qui pourrait contredire nos opinions bien réfléchies : c’est là le travail d’un contradicteur. Critiquer, c’est au contraire déceler les forces et les faiblesses  des arguments des autres et des siens, arguments toujours exprimés sur des questions précises, contrairement à la dissertation, qui les fait reposer sur de vastes et plates généralités.

Mais comme on a dit plus haut que la dissertation était « un exercice de l’esprit critique »…

La dissertation est enfin un apprentissage de la délibération réfléchie. Elle débouche sur une prise de position. 

J’insiste de nouveau sur l’étrangeté de cette invitation à délibérer seul. Quant au second point, prendre position ou ne pas prendre position ? Il semble qu’il soit permis de prendre position une fois qu’on s’est amputé de ses membres, dirais-je pour filer la métaphore. Les prescriptions ne disent pas comment on se coupe le bras qui reste.

Après les objectifs sont indiqués les repères suivants :

« Il est recommandé que [le jugement de l’élève ne soit pas neuf et original, mais] personnel, c’est-à-dire qu’il ne se borne pas à recopier ou résumer un point de vue trouvé ici ou là chez un critique. Pour autant, il ne peut pas y avoir d’originalité [c’est moi qui souligne] au sens littéraire du terme. »

Etant donné que, comme l’indique la citation un peu plus bas dans le même chapitre, « Les épreuves portent sur les contenus du programme [c’est moi qui souligne], non sur la virtuosité rédactionnelle ou la conformité à une contrainte formelle », on se demande ce qui reste de la possibilité d’un point de vue personnel.

Surtout quand on examine, comme je vais le faire, les autres contraintes qui encadrent l’exercice. (À SUIVRE)

(Illustration : Thomas Allen)

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (2)

Quand j’avais douze ans, en classe de cinquième, le professeur de français nous a demandé d’écrire un poème sur un sujet totalement libre. Je me souviens de l’étonnement suscité par le poème d’un garçon de la classe dont la simplicité et la sincérité avait touché tout le monde. Je me souviens de la justesse des deux premiers vers de son poème : « Papa a le visage pâlot, il a pris ses couleurs à l’eau. » Le père en question allait peindre en haut d’une colline.

Tant que nous serions au collège, nous ferions de la rédaction, de l’explication de texte, de la composition. Même quand le sujet ne nous plaisait pas particulièrement, nous nous arrangions pour le rendre amusant, sachant que nous serions notés sur la correction de l’expression, la structure d’ensemble, la clarté.

Au lycée, nous avons changé de monde.

L’exercice d’introduction à la redoutable dissertation s’appelait le résumé-discussion. Ce n’est que très tardivement, quand j’ai commencé à examiner ma frustration rétrospective face à cet exercice que m’a frappé la contradiction interne contenue dans le nom de l’exercice même : le moins qu’on puisse dire est qu’il s’agit là d’un emploi très élargi de la notion de discussion puisqu’il n’implique aucune intervention orale et qu’elle est le produit du travail d’une seule personne : celle qui rédige (c’est-à-dire le lycéen). Je ne dis pas que ce glissement est volontaire ; ce que je dis, c’est qu’on n’a rien fait pour l’empêcher au nom d’une méfiance moderne (que nous appelons désormais postmoderne pour faire les intéressants) envers le langage et la précision.

En passant du collège au lycée, de l’explication de texte au résumé-discussion et à la dissertation, on passait de l’exercice d’expression (avec ce qu’il pouvait avoir de stimulant, ce qu’on était libre d’y mettre de soi-même) à la corvée. Pourtant, avec ses allures ingrates de procès verbal rhétorique, par quelque bout qu’on la prenne, la dissertation aboutissait toujours à faire l’éloge de la littérature, de l’esprit critique et des arts en général. Son aspect artificiel et excessivement théorique donnait malgré tout l’impression que ces choses-là étaient mortes ou muséifiées et que la dissertation était la vitre épaisse à laquelle il était possible de voir ce qu’il en restait. Comment se fait-il qu’aucun écrivain n’ait jamais choisi cette forme pour défendre ses idées ? Et comment se fait-il qu’aucun essai critique adressé au grand ni au petit public n’ait jamais été consacré à ce sujet ? Je proposerai des réponses à ces questions tout au long des chapitres qui suivent, dans lesquels je me propose de mettre au jour les innombrables ornières et contradictions où s’enfonce cet exercice.

Voici la très bonne présentation que fait la page Wikipédia de la dissertation :

« Dans le cycle collégien et lycéen, la dissertation est une argumentation sur un sujet ou une idée où l’élève doit être impartial dans son explication. En second temps il faut se rappeler que la dissertation est une trace écrite où il faut défendre et réfuter le sujet en même temps [c’est moi qui souligne]. La dissertation telle que systématiquement et strictement appliquée dans le système scolaire est peu employée par les philosophes eux-mêmes. C’est en effet un exercice qui s’oppose spontanément au cours régulier de la pensée, en la « tordant » au service d’une problématique. […] Il est toutefois rare de lire des critiques publiques contre cet exercice, tant il s’est imposé dans les esprits et dans les faits comme un standard – parfois mythifié – du système scolaire français et du recrutement de ses élites. »

En lisant sur les forums les réactions désemparées de lycéens devant décider par exemple si « le théâtre est un monde », si      « dans les romans épistolaires, il faut choisir entre vivre et  écrire » ou si « le roman est un miroir qui marche le long d’une route », j’ai mal pour eux.

Dans son essai La dissert’ de philo (sic), le sociologue Patrick Rayou souligne que les adolescents restent attachés à cet exercice, qu’ils continuent à percevoir comme la promesse d’un espace d’expression personnelle. Patrick Rayou constate que les productions concrètes restent dans leur totalité, d’une désarmante impersonnalité. Le sociologue apporte à ce paradoxe des explications contextuelles sociologiques et psychologiques qui, quoique vraisemblables, me semblent surtout trahir le désir de chercher les vraies explications partout sauf là où elles sont.

En effet, ce qu’il ignore ou feint d’ignorer, c’est que, entre la formulation des sujets et les contraintes de la dissertation, notamment le carcan thèse-antithèse-synthèse, ainsi que les conditions implicites que je vais passer en revue, tout est fait pour neutraliser l’expression d’une pensée personnelle, en contradiction flagrante avec les intentions affichées. Cela est valable pour la dissertation littéraire comme philosophique.

Si cet essai était le traitement d’un sujet de dissertation, ce serait celui-ci : « Avec ses attentes de réflexion personnelle et de précision, formulées de manière à ce qu’on comprenne qu’elle est au service de la littérature et de l’esprit critique, quels moyens se donne la dissertation pour mener à un résultat exactement opposé ? » (À SUIVRE)

(Illustration : Thomas Allen)

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (1)

Ce blog est en partie le résultat d’une interrogation : alors que j’ai toujours aimé l’écriture et la littérature, comment se fait-il que je n’aie jamais éprouvé le moindre plaisir à rédiger des dissertations en cycle secondaire ? Cette interrogation a produit un essai sarcastique que j’ai décidé de publier en plusieurs articles (entre autres choses) sur ce blog.

AVANT-PROPOS

Dans un épisode de la série Friends, un des six personnages principaux, Joey entend prouver à Phoebe qu’il n’y a pas de “selfless act”, c’est-à-dire que tout acte, même généreux est forcément égoïste. Pour prouver à Joey qu’il se trompe, que certains actes sont authentiquement généreux, l’idéaliste Phoebe se laisse piquer par une abeille (décision où entre l’orgueil piqué, pour le coup, par la provocation de Joey). Joey lui apprend que dans le monde trompeur des apparences, qui n’est pas celui des entomologistes, l’action généreuse s’est retournée contre elle-même et l’abeille est probablement morte en la piquant. A ce point de l’action, le spectateur est tenté de comprendre que le sacrifice de Phoebe est en réalité le sacrifice involontaire d’un insecte innocent sur l’autel des questions oiseuses.

Une de leurs discussions a lieu sous le regard consterné d’un autre personnage, Chandler, qui, en écoutant les arguties de Joey et Phoebe, s’enfouit la tête dans les mains et il y a fort à parier que l’un et l’autre accumuleraient les arguments qui servent leur cause jusqu’à l’épuisement. Serait-ce parce que nous sommes face à un problème insoluble ?

Ou face à un problème mal posé ?

A la vision de cet épisode, l’attitude de Chandler m’a rappelé un sentiment que j’ai moi-même éprouvé plusieurs fois en consultant des forums où des élèves désespérés échangent des informations sur des sujets de dissertation tels que « Le théâtre est-il un monde ? », « Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon début de roman ? », « Dans quelle mesure peut-on dire du poète que c’est quelqu’un qui joue avec les mots ? » ou « Pensez-vous qu’un écrivain doive s’engager ? ».

Sans que je comprenne tout à fait pourquoi, la lecture de ces sujets m’emplissait d’une consternation qui me surprenait d’autant plus que j’avais moi-même, au cours de mes années de lycée, composé sur de semblables sujets. Or ce ne sont pas les échanges entre élèves qui me consternaient, mais le fait que les conseils qu’ils échangeaient épousaient manifestement à la lettre les consignes d’un exercice qui, sous couvert de servir la littérature et de stimuler l’esprit critique, induisait une sorte de paralysie de l’intelligence. Cet exercice, c’est la dissertation.

Redécouvrant les sujets, je les trouvais ingrats, fumeux, alambiqués et donc particulièrement peu propices à inviter une réflexion pertinente et personnelle ; du point de vue de la littérature, ils me frappaient par leur absurdité, voire leur caractère trompeur, qui semblait parfois presque délibéré : « Le théâtre est-il un monde ? », « Dans le roman épistolaire, il faut choisir entre vivre et écrire. », etc.

Dans le chapitre de Figures II intitulé Rhétorique et enseignement, Gérard Genette fait le constat que jusqu’au début du vingtième siècle, la plupart des élèves de collège et de lycée se sont rompus à divers genres littéraires. Certaines productions issues de ces exercices ont pu trouver une place dans les anthologies consacrées à ces élèves devenus illustres écrivains ; Genette observe cependant que la disparition de la pratique de ces diverses formes au profit de la dissertation a retiré la littérature de la « continuité du monde » pour en faire un simple objet d’études. Au passage, il fait le constat suivant : « la neutralité de l’exercice de la dissertation ne laisse que peu de place à l’invention linguistique ou stylistique [et] elle peut tout au plus, être le terrain d’exercice d’un sens de la formule ».

De l’esprit critique et de la réflexion personnelle, qui sont les alibis de la dissertation, il ne fait nulle mention.

Certes les lycéens d’aujourd’hui s’en sortiront comme toutes les générations de lycéens avant eux, mais on aura perdu une occasion de leur faire goûter le plaisir d’écrire, de découvrir la littérature et la langue autrement que comme triste chair à pensum. Moi-même qui aimais écrire et aimais la littérature, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé autre chose que la satisfaction d’un ennuyeux devoir accompli. Et ce n’est que très tardivement que j’ai compris la nature de cette frustration.

Un des sujets mentionnés quand j’avais seize ans était : « Une culture n’est jamais en danger tant qu’un enfant y est encouragé à jouer du violon. » Du violon, oui, me dis-je à présent… mais qu’en est-il de l’encouragement à faire de la littérature ? C’est bien simple : il a été remplacé par l’encouragement à théoriser sur la littérature. Un peu comme si notre enfant violoniste devait remettre son instrument dans son étui et se consacrer à des questions comme :  « Dans les partitions des compositeurs, tout est-il tout noir ou tout blanc ? Vous répondrez en argumentant et en enrichissant votre réflexion d’exemples. » (À SUIVRE)

(Illustration : Thomas Allen)