DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (5)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (1): LE ROMAN

(Je tiens à préciser que les billets qui suivent ne commentent que la formulation des sujets. Une critique des traitements (modèles de dissertation) sera bientôt publiée.)

Pour vous, un personnage de roman doit-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ?

Inutile de revenir sur l’hypocrite « Pour vous ». En revanche, ce sujet illustre un autre symptôme propre à la dissertation sous la forme de ce « doit-il », qui donne l’impression qu’on est en train de parler des règles qui encadrent la création de fictions, comme si celles-ci existaient au préalable (alors qu’il n’y a que des traditions, des conventions, des genres, des écoles, que les écrivains, sont libres de suivre, de détourner ou de pulvériser). Encore une fois, même s’il s’agit d’une convention propre à la dissertation, d’une formule creuse qu’il faudrait convertir, il s’agit d’une convention trompeuse. Le lycéen, qui est un lecteur et non un écrivain, parle de la fiction en tant que lecteur, et en tant que lecteur, il ne lui appartient pas de décider ou d’établir qu’un personnage doit être comme ceci ou comme cela ; en tant que lecteur, il est mis devant le fait accompli. Ce dont il est encore une fois question, c’est le “réalisme” appliqué aux personnages de romans, “réalisme” considéré comme allant de soi alors qu’il soulève de très nombreuses questions et que les écrivains qui ont critiqué cette notion n’abondent pas du tout dans le sens qu’en donne conventionnellement la dissertation, sens qui comme le dit Nabokov, « reste à définir » (problème de tout ce qui va de soi) ; nous verrons plus loin que ce qui est considéré comme ressortissant du réel ou de la caricature, par exemple, est très discutable et arbitraire.

La vraie question est peut-être : « Un personnage de roman peut-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ? ». Il est malencontreux que le sujet se trompe (et trompe le rédacteur de la dissertation) sur un point aussi élémentaire que le choix d’un verbe défectif.

Dans les deux cas « Un personnage de roman doit-il avoir… » et « Un personnage de roman peut-il avoir… », la question n’a à peu près aucun intérêt car sa réponse tient en trois lettres : non. A moins qu’une personne réelle sente le papier (ou le sapin à partir duquel on fait du papier, ce qui n’arrive que de manière métaphorique), qu’elle soit numérotée en bas de page et qu’on puisse littéralement lire en elle comme dans un livre ouvert. Un personnage de roman ne saurait avoir aucun des attributs d’une personne réelle, quand bien même il serait prélevé dans un roman d’Emile Zola. C’est une créature de papier et de mots, une chimère dont le « réalisme » n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit fidèlement inspirée du réel ou non. Dan Simmons ou Stephen King emploient des trésors de réalisme pour nous faire croire à des vampires colonisateurs de l’esprit, à des demoiselles douées de télékinésie ou aux occupants d’un hôtel maléfique. Isaac Asimov imagine ou anticipe le thème des machines pensantes et émotives et il a tout intérêt à le faire de manière crédible. A cet égard, comme la littérature fantastique, la science-fiction est un genre réaliste.

En réalité, ce sujet invite à traiter du réalisme des personnages dans le roman. Et il faut partir de l’acception conventionnelle selon laquelle la littérature réaliste serait une littérature “inspirée de la réalité”, explication qui ne va pas sans son cortège de questions (d’ailleurs jamais débattues dans les sujets de dissertation).

Je renvoie à Stevenson, qui dans Essais sur l’art de la fiction parle du réalisme du théâtre. Où identifie-t-il ce réalisme ? Dans les thèmes abordés ? Dans le fait que le texte peut ressembler à une conversation ?  (on peut d’ailleurs se demander si une pièce de théâtre est plus réaliste quand elle est lue ou quand elle est jouée) Pas du tout : dans le fait que les personnage de théâtre sont joués par des acteurs en chair et en os.

Ce sujet et la notion fantomatique de réalisme en littérature éludent donc volontairement le fait que la lecture est une fonction artificielle (le simple fait de percevoir le monde requiert un apprentissage) et que ce qui fait un personnage de livre, dénué d’apparence physique, qu’on ne perçoit directement par aucun des sens (vue, ouïe, odorat, toucher, goût), n’a rien à voir avec les mécanismes de perception ; ce qu’on perçoit, ce sont des mots ; or l’expérience du réel ne produit jamais que la seule chose qu’on perçoive d’une personne proche soit exclusivement des mots. Sauf dans la relation épistolaire (encore faudrait-il choisir entre vivre et écrire).

Oscar Wilde, à qui on posait la question « Quel est l’événement le plus triste qui soit arrivé dans votre vie ? » répondit « La mort de Lucien de Rubempré. »

Les personnages de fiction ont toutes les caractéristiques d’une seule catégorie de vivants : les absents. (À SUIVRE)

(Photographie : Thorsten Brinkmann, titre inconnu & Karl Schrank von Gaul (2008) détails)

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