QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (2): LE ROMAN
– Que recherche-t-on dans un roman ?
Le mot piège est évidemment le on.
Si la question est « Qu’est-ce qu’un roman ? », Thomas Pavel consacre environ six-cents pages pour y répondre dans La pensée du roman.
Qui est “on” ? De quels romans parle-t-on ? N’est-ce pas beaucoup demander à qui que ce soit (qui est peut-être on) de répondre à une question à deux termes qui contient deux inconnues ?
En fait de réflexion personnelle et d’esprit critique, une fois qu’on a pris la peine d’ignorer sa formulation et son impasse (qui est on ? à part un *** qui lit des romans) il s’agit de dresser un panorama des genres romanesques, mais encore une fois comment le savoir, vu le degré d’arbitraire entre les questions et les réponses préconisées, partant du principe qu’il y a une littérature d’évasion et une littérature sérieuse. Or l’opposition entre les deux est largement discutable.
– Pensez-vous qu’un héros de roman doive être nécessairement un personnage capable d’accomplir des exploits extraordinaires ?
Honnêtement ce que je pense n’a que peu d’importance.
Cette fausse politesse consistant à faire semblant de demander soi avis à quelqu’un a probablement pour but d’épargner au dissertant une violence symbolique. Ici, ne pas oublier que « Pensez-vous » signifie : « Vous a-t-on inculqué que… ? », voire « Pensez-vous que vous êtes censé répondre que… ? »
Pour la clarté du sujet, on recommandera la formulation suivante « Quels héros de roman ont selon vous accompli des exploits extraordinaires et lesquels à votre avis se sont tourné les pouces ? ». La réponse est : cela dépend de leur tempérament, voir le cas d’Edmond Dantès contre celui d’Oblomov ou de Bartleby.
– Le succès d’un roman repose sur notre éternel besoin de nous raconter des histoires où nous nous reconnaissons tels que nous voudrions être.
Ici je voudrais prendre une minute de votre temps pour examiner comment la manière dont des postulats non vérifiés sont imbriqués les uns dans les autres, rendant impossible toute tentative de réponse sérieuse :
[[[[Je souffre d’un besoin de me raconter des histoires (1)] qui est éternel (2)] et le fait que je me reconnaisse dans un roman (3)] tel que je voudrais être (4)] et c’est ce qui fait le succès de ce roman (5)]
A laquelle de ces cinq propositions dépendantes les unes des autres le lycéen est-il censé répondre ? Le rédacteur du sujet, qui prend son cas pour une généralité, parle de « notre éternel besoin » et dit curieusement à propos du roman que nous aimons « nous raconter des histoires » plutôt que de nous les faire raconter.
Le sujet enchaîne des postulats pour le moins péremptoires. Qu’est-ce que ce succès ? Le nombre de lecteurs, le nombre de lecteurs qui ont aimé ? La postérité ? La réussite artistique ?
Sommes-nous face à un problème de marketing ?
Traduction : les personnages de romans sont-ils idéalisés ?
Si le sujet est une citation, mettons que le jour où son auteur l’a commise, il était souffrant et qu’il ne se reconnaissait pas dans la glace telle qu’il aurait voulu être.
– Vous avez rencontré de multiples personnages dans l’univers romanesque théâtral ou cinématographique. Jouent-ils un rôle important dans votre goût pour la fiction ?
Curieuse attitude qui consiste à décider pour lui de ce que le candidat aime alors qu’il a peut-être une prédilection pour les livres d’histoire, les biographies, les récits, les mémoires, la vulgarisation scientifique, d’où on sait que les personnages sont notoirement absents.
Il est d’emblée sommé d’écrire depuis une position qui lui est imposée, comme si ce n’était pas assez de lui imposer un sujet de réflexion en espérant que celui-ci soit pertinent, c’est-à-dire qu’il offre au lycéen les meilleures chances d’avoir envie d’utiliser son intelligence.
C’est avec une certaine présence d’esprit que pas loin de cent-cinquante ans avant que cette question soit formulée, Robert Louis Stevenson répond la chose suivante :
« Ce n’est pas le personnage mais l’événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation que nous nous sommes longtemps plu à imaginer se trouve réalisée dans le roman [Stevenson veut dire : dans un roman donné], avec tous les détails les plus nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un récit romanesque. »
Le point de vue de Stevenson est trop tranché pour satisfaire aux critères d’excellence de la dissertation. On pardonnera à Stevenson de savoir de quoi il parlait. Pour satisfaire aux prescriptions de l’exercice, on pourrait ergoter que d’un côté les personnages…, mais que de l’autre, les situations… Et on pourrait « prendre position » et mettre tout le monde d’accord en disant que les personnages et les situations.
– « Dans L’art du roman, l’écrivain Milan Kundera décrit ainsi le genre romanesque : “Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable.” Partagez-vous cette conception du roman ? » (La dissertation en français, Aude Lemeunier, Hatier)
J’en profite pour préciser que le traitement non dénué d’intérêt de ce sujet qui se trouve dans le manuel, par les questions qu’il soulève, trahit la réflexion de Kundera en mettant d’un côté les romans qui traiteraient de la réalité et de l’autre ceux qui traiteraient de l’existence alors que pour Kundera, tous les romans traitent de « l’existence » (ce qui vaudrait à la rédactrice une magnifique note pour hors sujet).
Cette distinction entre réalité et existence est arbitraire, je ne suis pas sûr du tout qu’il soit indiqué de la prendre pour argent comptant sous prétexte qu’elle est de Kundera. Au contraire, on pourrait très bien avancer que la réalité avec ses innombrables destins, ces trajectoires individuelles (et ce, qu’on les aborde du point de vue de l’historiographie ou de l’expérience personnelle), ses exploits hors du commun, ses concours de circonstances et coïncidences extraordinaires est un aperçu du champ infini des possibilités humaines (à ce sujet, je renvoie au livre étonnant de Paul Watzlawick La réalité de la réalité). Cette réflexion est réversible du fait de son trop grand quotient de généralisation.
En fait, quand on pense à ce qu’on sait du monde, on se rend compte que dans une très large proportion, il est fait d’informations de seconde main, plus ou moins concoctées par des journalistes, des historiens, des amis revenus de voyage, des écrivains voyageurs, des biographes, etc. A cet égard, le monde est pour une très large partie un produit de notre imagination (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas). À cet égard, la littérature lui fait une concurrence presque déloyale, car il n’est pas difficile pour des personnages de roman d’avoir à nos yeux plus de réalité et d’être de meilleure compagnie que des personnes qui existent vraiment, que personne n’a inventés et que nous connaissons parfois. Les personnages de roman sont des créatures de Frankenstein, qui empruntent leurs traits à d’innombrables personnes réelles et imaginaires. Mais ils ne sont pas des chimères.
– Dans le roman épistolaire, il faut choisir entre vivre et écrire
La méthodologie de la dissertation recommande l’analyse des notions et la reformulation du sujet. Est-elle nécessaire en ce qui concerne des verbes aussi génériques que choisir, vivre et écrire, que justement, le sujet ne se donne pas la peine de préciser ?
J’avoue que ni ma bonne volonté ni mes recherches ne m’ont permis de savoir où veut en venir ce sujet qui fait le malin. La personne qui a soumis ce sujet sur un forum dans l’espoir d’obtenir de l’aide, propose de suivre les pistes : « vivre c’est écrire, vivre c’est agir »
Faut-il comprendre qu’écrire est une activité à part des autres activités humaines (je dis à part, mais je suis sûr qu’il faut comprendre au-dessus de) ? Dans ce cas, faut-il mettre l’écriture de lettres sur le même plan que l’écriture d’un roman (épistolaire ou non) ?
Du reste le sujet parle-t-il de l’auteur d’un roman épistolaire, qui est quelqu’un qui écrit (« Dans un roman épistolaire » = dans le genre épistolaire) ou des personnages des romans épistolaires, qui sont censés écrire les lettres dont la succession produit le récit appelé roman (« Dans un roman épistolaire » = à l’intérieur de l’action du roman épistolaire ?) ? Et si c’est au lycéen de se poser la question, pourquoi ne lui est-elle pas posée plus clairement ? (« Qui écrit un roman épistolaire ? »)
Peut-être parce qu’elle n’a aucun intérêt.
La question est peut-être de savoir si en écrivant, les personnages créent l’action d’un roman épistolaire ou si leurs lettres constituent un témoignage, problématique qui me semble tout à fait oiseuse. N’ayant pas réussi à tomber sur un traitement modèle de ce sujet, il m’est impossible de le vérifier.
En ce qui concerne le verbe vivre, je ne résiste pas au plaisir de partager cette citation, extraite du livre de Richard Brooks Thirteen things that don’t make sense :
« Comment définirait-on la vie ? Est-ce quand un système est capable de se reproduire, auquel cas bon nombre de programmes informatiques pourraient être qualifiés de vivants tandis que bon nombre d’êtres humains – les hommes et les femmes stériles par exemple, où les religieuses – échapperaient à cette définition. Les choses qui sont vivantes consomment de l’énergie, se déplacent et produisent des rejets ; tout comme le font les automobiles, que personne ne songerait à qualifier de vivantes. »
Si j’ai placé ici cette citation, ce n’est pas seulement pour me faire plaisir, mais pour m’étonner de ce que le sens des mots soit si important dans un livre de vulgarisation scientifique alors qu’il fait l’objet d’un usage pour le moins désinvolte dans des travaux censés analyser les œuvres littéraires. Le rédacteur doit-il signaler au correcteur que les personnages d’un roman, épistolaire ou non, ne sont pas “vivants” au sens où on l’entend habituellement ?
Pour revenir au sujet sur le roman épistolaire, il est évident, si on conserve l’opposition artificielle entre les deux verbes vivre et écrire, que le correcteur ne se contentera pas de la réponse : « On n’a pas besoin de choisir, il suffit de décider qu’on va faire les deux tour à tour » ni de « Mais enfin, pour écrire, il faut vivre ou au moins avoir vécu quelque chose (même si le fait de ne plus vivre risque de compromettre l’acte d’écrire) », quoique je sois gêné par le fait que le verbe vivre du sujet n’est pas employé dans sa forme transitive ; risquerais-je le hors sujet ? Je suppose qu’il s’agit encore une fois de renvoyer le lycéen aux platitudes de rigueur. Mais encore une fois, lesquelles ?
Le traitement de ce sujet semble consister à ignorer toutes ces objections, ce que encore une fois les prescriptions de l’exercice confondent avec : faire preuve d’esprit critique.
La gageure de la dissertation consiste souvent à donner l’explication la plus convenue possible à la question la plus tordue (la règle élémentaire voulant que quand le sujet énonce le roman, il entend tel roman) ; nous sommes au royaume des apparences trompeuses, où les mots sont des ombres qui ne sont projetées par rien. (À SUIVRE)