Microlithe du 22 octobre 2023

Nombreuses sont les anecdotes qui pourraient sinon résumer la vie moderne, du moins alimenter la constellation des micro-destinées en régime démocratique. Il y a quelques mois, j’ai donné un cours de français à quatre jeunes femmes de quatre nationalités différentes grecque, espagnole, iranienne et qatari (1).
C’était un cours très gai, d’autant que mes quatre participantes avaient un très bon niveau de conversation et se montraient disposées à parler de toutes sortes de choses. Cela dit je ne me suis jamais laissé aller à évoquer le système d’apartheid (2) qui nous a conduits en 2021 et 2022 à nous faire injecter des produits inconnus et expérimentaux. Je ne me suis pas vanté d’avoir moi-même participé il y a une trentaine d’années, à une étude clinique. C’était pour des déodorants. J’avais signé un contrat. J’avais été payé. Ç’aurait peut-être été malvenu auprès de personnes de qui on a potentiellement obtenu qu’elles le fassent gratuitement.
Pendant ces semaines de cours semi-intensifs, la conversation est allée bon train. La participante qatari, une jeune femme qui disait avoir quitté l’islam mais sans le dire à sa famille pour ne pas se trouver en situation de bannissement, nous a parlé des paradoxes wahhabites (variante de l’islam en vigueur dans les émirats arabes), de la manière dont les hommes se montraient rigoristes au pays, envoyant leurs principes aux orties quand ils séjournaient à l’étranger ; elle nous a expliqué aussi que les Qataris cultivaient une mentalité tribale (terme anthropologique qui n’a rien de péjoratif) puisqu’ils refusent souvent que leurs enfants se marient en dehors de la communauté proche, voire en dehors de la famille… Ont été évoqués aussi des sujets aussi divers que les métiers des spectacles, les élections, la vie dans un pays en crise financière grave… 
Sur des sujets que je connaissais, dans un climat de confiance, je ne me suis pas privé de donner parfois mon avis (car j’estime qu’au delà du secret de l’instruction, même en ce qui concerne des fonctionnaires ou des policiers, le « devoir de réserve » n’est qu’un pacte d’appartenance de l’individu au pouvoir et contrevient à la liberté de conscience).
Je ne sais pas si c’est cela qui m’a valu d’apprendre, quelques semaines plus tard, ce qui suit.
L’administrateur de l’école où j’avais donné ce cours m’a fait savoir qu’une des participantes (et je n’ai aucune idée de son identité) se serait plainte d’avoir entendu des propos « complotistes » pendant ce cours.
Outre que « complotiste » n’a aucun sens précis ni défini, j’ai répondu que d’une part, il était un peu tard pour m’en informer, que d’autre part, nous étions alors entre adultes responsables de nos propos.
La lâcheté ordinaire va loin (et peut probablement favoriser bien des carrières ; on l’appellera alors courage, intégrité…). Non seulement les instances auprès de qui l’étudiante s’était adressée l’avaient prise au sérieux sans me demander mon point de vue, mais l’administrateur qui me faisait passer le message déplorait que la personne qui s’était plainte était précisément une à qui il avait recommandé ce cours, le pauvre. Selon une logique qui m’échappe, il n’avait pas le droit de me dire le nom de la plaignante… plainte anonyme, professeur exposé, tous les principes de l’équité sont respectés ! Ainsi que les conditions apparentes du complot contre une personne : secret et intention de nuire.
Nous vivons donc dans une société où une (moindre) injustice parmi d’autres est qu’un professeur indépendant, soumis aux caprices du marché et de ses employeurs, de ses clients, de ses élèves, etc. donnant cours pour des structures officielles (en l’occurrence Actiris, agence nationale pour l’emploi dont, comme toutes les institutions il a été jugé indispensable que le nom ne signifie rien de reconnaissable) distribuant des formations et des cours gratuits, risque de perdre tout crédit sur la base d’une dénonciation ; dénonciation qui n’est contrebalancée par aucun commentaire positif.
Il ne suffit donc pas de fournir un travail de qualité, vous l’aurez compris.
Une consolation est que si je perds des revenus suite à ce genre de mésaventure, le retard de paiement de cotisations sociales trimestrielles n’est que de 7 % (oui, quand on ne peut pas payer ses cotisations sociales, on est – et c’est bien normal après tout – sanctionné) si on franchit le seuil de l’année, et de 3 % seulement (sur une base trimestrielle de 800 euros environ) si l’année n’est pas encore écoulée.
J’en apprécie d’autant plus l’ironie résidant dans le fait d’avoir donné cours à des « demandeurs d’emploi ».
Et c’est un des nombreux et moindres bienfaits de l’usure comme mode de gouvernement. Les employés jouissent de ce qu’on appelle « sécurité de l’emploi ».
Sont-ils mieux lotis ?

(1) Les informations sur les participantes ont été modifiées
(2) Apartheid signifie « ségrégation »

Illustration : Beth Hoeckel (collage, détail)

Microlithe du 7 octobre 2023

J’ai eu hier l’occasion d’expliquer à une élève japonaise ce que c’est que la mauvaise foi. Ce que j’ignorais et que m’apprend la vidéo de l’émission Karambolage La mauvaise foi, un art très français, c’est que Jean-Paul Sartre (dont une paresse bien inspirée et mes préjugés m’ont toujours tenu éloigné, probablement à cause de son ennuyeux statut de mandarin et de sa complaisance vis-à-vis des communismes stalinien et maoïste) s’était approprié cette notion dans Huis clos pour en déformer la définition ; selon lui l’homme naissait libre – ce qui ne veut rien dire depuis que Rousseau l’a écrit, à moins de décider que la liberté, c’est la dépendance totale vis-à-vis de la mère.
L’enseignement secondaire occidental nous gave comme des oies de cette notion de liberté. Elle ne nous en donne jamais de définition, se contentant de nous persuader que libres, nous le sommes puisqu’on nous le dit, et de source sûre : l’enseignement occidental lui-même (pour simplifier ; il est républicain en France, fédéral en Belgique, pour la différence que cela fait).
L’enseignement français ou belge ne nous apprendra peut-être jamais ce que c’est qu’un raisonnement circulaire, ce que signifie être juge et partie, pas plus qu’il ne nous enseignera les déductions logiques de la phrase : « L’histoire est écrite par les vainqueurs » (que notre histoire est mensongère).
Pour revenir à nos moutons sartriens, la définition de l’existentialisme conceptualisé par Sartre est que « L’existence précède l’essence », ce qui peut ne pas avoir beaucoup de sens quand on a trop longtemps baigné dans la laïcité (l’ignorance). Cela en prend beaucoup plus quand on saisit que c’est une inversion de l’idée infiniment plus ancienne (et donc peut-être plus sage) selon laquelle un principe de vie, de conscience, qu’on pourrait appeler Dieu (ou le nom inconnu parmi 100, selon la sagesse coranique), précède l’existence. Dans la mesure ou cette croyance est vieille de dizaines de milliers d’années, j’aurais tendance à penser que « ça marche même si on n’y croit pas »*. D’une part, son inversion, le matérialisme, mène à la folie totale : voir les déclarations de Laurent Alexandre et Yuval Noah Harari sur le “transhumanisme”, le contrôle total de la vie menant à l’immortalité, à l’euthanasie de la mort (sic), d’autre part, la primauté donnée à l’existence (donc terrestre, donc humaine, donc individuelle) introduit le programme de toutes les dérives de la divinisation de l’être humain ; on en revient aux délires de Laurent Alexandre, entre autres, où tout à fait logiquement, une minorité d’humains auto-divinisés règne sur la majorité. Nous pouvons observer les effets de cette cheptellisation de l’humanité depuis 2020.
Pour Sartre le stalinien, l’homme naissait libre et ce qu’il appelait la mauvaise foi était la négation de cette liberté. Mon élève japonaise disait trouver cela compliqué. C’est vrai, mais largement parce que la philosophie moderne (occidentale) s’acharne à déformer et à obscurcir des notions traditionnelles. Une des définitions de liberté étant la liberté de choisir entre le bien et le mal. C’est le libre arbitre chrétien. Tandis que la philosophie moderne (post-révolutionnaire en gros) détruit par le relativisme toute notion de bien et de mal.
Si Sartre a falsifié la notion de mauvaise foi, c’est pour faire croire que la liberté de l’homme à la naissance était une évidence… puisqu’elle est contestée par la mauvaise foi, et que la mauvaise foi est le refus d’admettre une évidence (ou ses propres erreurs)… 
Rousseau a écrit le premier que l’homme naissait libre (donc logiquement de toute filiation ? de toute connexion avec le monde ?). Il l’a démontré par ses actes, en « libérant » tous les enfants qu’il a eus : en les abandonnant.

* C’est le physicien Niels Bohr qui, à un journaliste s’étonnant de la présence d’un porte-bonheur fixé au dessus de la porte d’entrée de son chalet, a répondu : « Il paraît que ça marche même si on n’y croit pas  ». Ce n’est pas un paradoxe. C’est un aveu.