KAFKA : LA LETTRE (VOLÉE) AU PÈRE

Kafka a trente-six ans quand il écrit cette lettre, qu’il ne fera jamais lire à son père. En la lisant, il est difficile de ne pas imaginer un petit garçon terrifié, se tordant les doigts. Le texte est pénible à lire pour cette raison car on est partagé entre la pitié pour son auteur, qui dresse le portrait d’une vie de famille dans l’ombre d’un tyran, et agacé par une faiblesse qui semblerait presque jouir d’elle-même, au point d’adopter sans le vouloir, organiquement, le langage pervers de son bourreau. Si l’exposition au langage pervers peut être nous apprendre à le reconnaître, on lira avec profit cette Lettre au père. La première phrase de la Lettre au père de Kafka (1919) est « Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. ». Il se pourrait bien que la clé principale pour la compréhension de l’œuvre de Kafka se trouve dans cette lettre ; et il se pourrait bien que comme La lettre volée d’Edgar Poe, cette clé soit cachée à la vue de tous.

LA LANGUE DE L’ENNEMI
On pourrait dire – et je vais en énumérer divers exemples – que Kafka s’approprie inconsciemment le langage pervers de son père, son langage paradoxal. Par inconsciemment, je ne fais pas allusion au vocable freudien mais à la manière très ordinaire dont on peut subir les choses ou ne pas les comprendre (même des choses simples) tant qu’elles ne sont pas correctement nommées – et si notre époque s’est fait une spécialité, c’est bien de mal nommer les choses, pour ajouter à notre malheur.
La lettre de Kafka est transpercée par la culpabilité. On y reconnaît le calvaire du héros du Procès, qui ne sait pas de quoi il est accusé. On verra aussi qu’elle est, en quelque sorte, une pièce à conviction à charge du père, que son fils s’interdit pourtant d’accuser, à qui il invente des circonstances atténuantes : « il y a quelque chose d’anormal entre nous, quelque chose que tu as contribué à provoquer, mais sans qu’il y ait de ta faute » et qu’il humanise, qu’il anime de sentiments pathétiques « [ta] voix basse, […] qui exprime […] la condamnation totale […] me fait moins trembler aujourd’hui que dans mon enfance, parce que le sentiment de culpabilité exclusif ressenti par l’enfant est remplacé en partie par une certaine connaissance de notre détresse à tous deux. »
Une des premières facultés que perd la victime de la relation perverse est la faculté de percevoir les contradictions d’un discours. Cela explique à mon avis pourquoi les romans de Kafka n’ont pas la richesse de la palette des nouvelles de Gogol , qui allient angoisse, sentiment d’absurde avec un humour et une fantaisie irrésistibles.

L’ATTÉNUATION IMAGINAIRE
Kafka rapporte au tout début de sa lettre : « tu m’as dit récemment : « Je t’ai toujours aimé et quand même je ne me serais pas comporté extérieurement avec toi comme d’autres pères ont coutume de le faire, justement parce que je ne peux pas feindre comme d’autres. » Ce que Kafka reproche à son père n’est pourtant pas de ne pas avoir été affectueux. Il faudrait comprendre en revanche que le père a assuré à son fils qu’il l’a toujours aimé, malgré les preuves qu’il lui aurait données du contraire. Dans ce propos rapporté, Kafka est aussi censé croire que le comportement plus bienveillant des autres pères vis-à-vis de leurs enfants est feint. En somme, son père lui demande de croire ce qu’il dit et non ce qu’il fait.
Certaines phrases de Kafka, quand il évoque le piège psychique dans lequel il est enfermé, font mal pour lui : « Quand j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible que je n’eusse pu devenir un homme selon ton cœur. » Or il n’est manifestement pas devenu un homme selon le cœur de son père en lui obéissant non plus. On reconnaît là une personne dans une situation de double contrainte (« Écoute-moi, deviens autonome ! »).

AVEUX INVOLONTAIRES
Certains aveux surprennent « comme père, tu étais trop fort pour moi ». C’est un des nombreux aveux étranges de ce texte, dont Kafka ne semble pas se rendre compte de la portée. Il enfonce le clou : « nous étions si différents et si dangereux l’un pour l’autre […] que, si l’on avait voulu prévoir comment nous allions […] nous comporter l’un envers l’autre, on aurait pu supposer que tu allais me réduire en poussière et qu’il ne resterait rien de moi. » Un souvenir de la petite enfance continue à le faire souffrir : une nuit, son père l’a mis dans la rue parce qu’il avait osé réclamer un verre d’eau, ce dont, des années après, il continue à tirer le sentiment de sa nullité (car jamais le père ne sembla avoir au à son endroit d’actes rédempteurs) ; or « ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi » Kafka se persuade qu’il « peut être aussi noble et fécond sous d’autres rapports, il est vrai ».
Kafka passe son temps à excuser son père et à s’accuser (exact négatif de la déclaration de Golda Meir, alors premier ministre israélien : « Nous ne pardonnerons jamais aux arabes le mal qu’ils nous ont obligés à leur faire » chef-d’œuvre de déclaration perverse qui a toute sa place ici)

DÉNI ET HALLUCINATION
Tout au long de cette lettre, l’écrivain tente de se persuader que la présence monstrueuse, écrasante de son père prouve bien qu’il ne peut pas être si mauvais, que ça ne peut pas être aussi simple, qu’elle est en grande partie le fruit de l’exagération par l’enfant qui reste en lui. Cela le conduit à se mystifier : « Or tu es bien, au fond, un homme bon et tendre ». Le fond est précisément ce qu’on ne voit pas, ce à quoi on n’a pas accès. Tout sauf se rendre à l’évidence.
J’en profite pour rappeler le mot de Groucho Marx : « Il se peut que cet homme parle comme un idiot, qu’il ait l’air d’un idiot, mais ne vous laissez pas berner : c’est véritablement un idiot… »
L’époque nous incite en permanence à chercher les explications partout sauf là où elles sont.
D’ailleurs Kafka nous en fait l’aveu : cette bonté dont il est persuadé, il ne l’a jamais trouvée, car « tous les enfants n’ont pas la persévérance […] de chercher aussi longtemps qu’il faut pour arriver à la bonté. » (Pour d’autres exemples de langage pervers intériorisé, voir la réponse de l’agneau dans Le loup et l’agneau, l’aveu de culpabilité de l’âne dans le magnifique Les animaux malades de la peste)

L’ENFER DOMESTIQUE
Même au magasin dont le père était le patron, « les injures pleuvaient si fort sur les autres personnes de mon entourage tant à la maison qu’au magasin, […], petit garçon, j’en étais parfois étourdi ; je ne voyais pas pourquoi elles ne m’auraient pas été destinées […] Là encore, je retrouvais ta mystérieuse innocence ».
Et par le vocable ici pervers d’innocence, le fils s’annihile en absolvant les abus qu’il subit. Comme dans les romans claustrophobiques de Kafka, il n’y a d’échappatoire ni professionnelle ni personnelle – ni artistique, puisqu’il avait demandé à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits.
« Le succès n’était que le réconfort d’un instant, rien de plus, mais de l’autre côté, ton poids m’entraînait de plus en plus lourdement. […] le désaveu que je lisais sur ton visage m’en fournissait bel et bien la preuve – que plus j’avais de succès, et plus l’issue serait finalement désastreuse. »
Le mariage ? Kafka le conçoit en théorie comme une « libération de soi-même ». Mais « il en va comme pour un prisonnier qui a l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être réalisable, mais projette aussi, et ceci en même temps, de transformer la prison en château de plaisance à son propre usage. Mais s’il veut s’évader, il ne peut pas entreprendre la transformation, et s’il l’entreprend, il ne peut pas s’évader. […]
Il semble bien que l’angoisse de Kafka n’était pas une angoisse liée au pouvoir institutionnel, à la bureaucratie. Kafka était employé d’assurances et très soucieux de ce que les victimes d’accidents du travail soient indemnisées. Pourtant le langage du pouvoir abusif, qu’il soit personnel ou institutionnel – quand il s’exprime par exemple par la négation absurde de vitre volonté au moyen d’une auto-attestation) – est précisément le pouvoir qui dépersonnalise. Il n’est guère étonnant que Kafka en soit pas le seul à avoir fait les frais de cette dépersonnalisation. À propos de sa sœur, Ottla : « quand elle n’est pas spécialement en difficulté ou exposée à un danger, tu n’éprouves pour elle que de la haine. Tu me l’as avoué toi-même ; selon toi, c’est à dessein qu’elle te fait constamment souffrir et provoque ta colère […]. Une espèce de démon, donc. […] Elle est si loin de toi que tu ne la vois plus, tu mets un fantôme à l’endroit où tu t’attends à la voir. »

CONCLUSION
Le langage paradoxal est celui qui voudrait nous faire croire que le pouvoir nous protège en nous enfermant, que le pouvoir nous protège en nous isolant et que le pouvoir nous protège en nous piquant.
Il fait dire à un “président” qu’il veut « emmerder les non-vaccinés » (mensonge imbriqué dans un mensonge : personne n’est vacciné au sens strictement médical) puis, qu’il a dit cela « affectueusement ».
Comme l’a commenté Jules Renard* à propos de Mallarmé, le langage paradoxal, surtout énoncé par une langue fourchue, est intraduisible, même en français.

*aussi auteur de la phrase « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. »

Illustration : Anthony Perkins dans la magnifique adaptation du Procès par Orson Welles, et l’ombre du metteur en scène.