LE FUTUR OBSOLÈTE ? PHILIPPE GUILLEMANT, LE GRAND VIRAGE DE L’HUMANITÉ

PHILIPPE GUILLEMANT : Le grand virage de l’humanité

Dans le film Invasion Los Angeles, de John Carpenter (1988), on voit des drones lancer des avertissements à la population ; Contagion le film de Steven Soderbergh (2011) expose les conséquence d’une épidémie meurtrière travers le monde tandis que 28 jours plus tard de Danny Boyle (2002) s’ouvrait dans une Londres totalement désertée. Depuis le début de l’année 2020, ce ne sont pas les exemples de ressemblance entre la réalité et la fiction qui manquent .
La science-fiction et la dystopie étant entrées dans nos vies depuis deux ans et demi, avec leur potentiel anxiogène largement exploité par le pouvoir et les médias, une possibilité de les envisager d’un point de vue plus serein est bienvenue.
C’est Philippe Guillemant avec son livre Le grand virage de l’humanité qui nous en fournit l’occasion.

LE FUTUR OBSOLÈTE
La thèse de Philippe Guillemant, et d’une partie de la physique actuelle, demande un sérieux effort d’imagination. Selon cette théorie, le futur serait à la fois déjà réalisé, sans pour autant être figé, donc susceptible d’être modifié… par la conscience collective. L’éveil des consciences provoqué par l’événement officiellement nommé pandémie de covid19 serait ainsi un événement susceptible de modifier le futur tel qu’il était “écrit” auparavant.
Le livre de Guillemant devrait s’adresser d’abord aux sceptiques car c’est un excellent exercice d’imagination à partir de faits avérés ; au-delà des théories sur la matière du temps, c’est la manière dont on relie ces faits entre eux qui compte.
Pour en arriver à envisager un futur réalisé mais modifiable, il a fallu que la physique contemporaine se défasse de « l’univers-bloc d’Albert Einstein » avec son présent linéaire, mais inflexible. C’est en vertu de ce postulat que nous nous représentons le temps sous la forme d’une ligne dont on ne sort pas, qui ne bifurque jamais et dont il est facile de se dire que “tout y est écrit”, quels que soient les choix qu’on y fait. Philippe Guillemant, qui est physicien, entend « redonner sa flexibilité à l’espace-temps », espace-temps dans lequel le futur serait malléable… par l’action de la conscience.

LE RÔLE DE LA CONSCIENCE
S’il fallait rejeter les thèses physiques en fonction de leur vraisemblance, il ne resterait pas grand-chose, à commencer par la théorie de l’atome, qui a existé longtemps avant d’être prouvée. La théorie du Big bang ne serait pas la dernière à en faire les frais : il n’y avait rien, d’où quelque chose serait advenu ?
Selon la physique actuelle, la conscience ne se réduirait pas au résultat de l’activité du cerveau (hypothèse matérialiste de l’organisme-machine, métaphore qui a ses limites puisque les machines ne se reproduisent pas) mais s’étendrait hors des limites du cerveau. En étant conséquente, c’est avec sérieux que la physique envisage aussi la notion d’âme comme « extension immatérielle du cerveau ». Guillemant ne l’entend pas nécessairement dans un sens mystique ou religieux.
Pour répondre aux objections de ceux qui rejetent ce qui n’est pas observé ou compris par la science, Guillemant dresse la liste des biais cognitifs des matérialistes ou rationalistes qu’on appelle les zététiciens ; ceux-ci mettent tous les phénomènes inexpliqués sur le compte de la coïncidence ou de la croyance sans se rendre compte que leur rejet est enraciné dans leur propre système de croyance : l’univers n’est fait que de matière et d’ondes ; les êtres vivants sont des machines, le cerveau un ordinateur. Et ce, alors que la science autant que l’expérience tendent à indiquer le contraire. Le VRP du transhumanisme Laurent Alexandre, pourrait se sentir visé, lui qui prétend « euthanasier la mort » et décupler l’intelligence grâce à la science. Or si Laurent Alexandre se fait de l’intelligence une idée si limitée, c’est en partie parce qu’il se réfère implicitement à la sienne.
Les dix objections de Guillemant sont des invitations très séduisantes à une approche véritablement scientifique (je recommande aussi particulièrement sa liste des décisions absurdes prises en 2020). Sans oublier un biais supplémentaire la corruption pudiquement appelée : “conflits d’intérêt”. Guillemant dénonce aussi un aveuglement qui serait le produit du scientisme, c’est-à-dire l’idéologie du contrôle du réel, et de l’humanité réduite à un objet, par la science.

NOUVEAUX HORIZONS (MÉTA)PHYSIQUES
Ces biais (propres à des gens chez qui la science est une superstition) interdisent d’étudier des phénomènes inexpliqués vérifiables par l’expérience : Ainsi la neurologie a échoué à localiser la zone du cerveau où seraient stockés les souvenirs, ce qui suggérerait qu’elle est à l’extérieur du cerveau.
On apprend aussi que les impressions visuelles ne siègent pas dans le cerveau, ce qui pose notamment la question de savoir d’où le rêve tire sa précision cinématographique, alors que nos impressions visuelles immédiates, dont comme aussi fugitives que du sable que viendrait recouvrir une vague… Le livre Réenchanter la science de Rupert Sheldrake examine aussi des phénomènes connus mais inexpliqués comme la capacité des animaux domestiques à savoir quand leur maître va rentrer alors que personne d’autre ne le sait, à retrouver leurs maîtres après un déménagement, le sens qui nous permet de savoir qu’un regard est posé sur nous…).
Alors que les transhumanistes nous vantent pour bientôt des machines douées d’une “conscience” (mal ou pas définie), la physique commence envisager que la conscience ne serait pas réductible à des influx électriques et biologiques et que le cerveau n’en serait que le relais. Ce nouvel examen scientifique de la conscience est important pour comprendre la thèse d’un futur malléable où ladite conscience jouerait un rôle.
Pour Guillemant, le moment où la conscience collective se serait ouverte à d’autres possibilités serait au printemps 2020, avec le début de la « crise covid » et le confinement. Si cet événement traumatique a donné lieu à des prescriptions officielles de non-assistance à personne en danger, qui revenaient à ignorer le système immunitaire naturel et à l’attaquer (par les masques, par l’isolement, par la peur), il n’en a pas moins été un événement ambivalent, dans lequel des prescriptions absurdes et des mesures angoissantes auront aussi créé un nouveau monde propice à une transformation du regard : désert, ralenti, transfiguré…

PLUSIEURS LECTURES
Je ne suis pas sûr que, comme il l’écrit , la dictature sanitaire s’avère in fine contre-productive. Je ne suis pas sûr que certains faits comme le retrait de la de l’hydroxychloroquine par la spongieuse Agnès Buzyn, la déclaration d’Emmanuel Macron sur « la bête de l’événement [qui] arrive » ou l’Event 201, grande répétition de scénario pandémique mondial ayant eu lieu… en novembre 2019, soient des anomalies, ou les restes d’un scénario devenu obsolète, d’un futur dont le présent serait déjà en train de s’éloigner. Je ne suis pas sûr que le futur dystopique promis par le Forum économique mondial et les fanatiques du transhumanisme… appartienne au passé… 
Mais dans quelle mesure Guillemant a-t-il raison… et avec lui une partie de la physique… 
Un avenir nous le dira.

KAFKA : LA LETTRE (VOLÉE) AU PÈRE

Kafka a trente-six ans quand il écrit cette lettre, qu’il ne fera jamais lire à son père. En la lisant, il est difficile de ne pas imaginer un petit garçon terrifié, se tordant les doigts. Le texte est pénible à lire pour cette raison car on est partagé entre la pitié pour son auteur, qui dresse le portrait d’une vie de famille dans l’ombre d’un tyran, et agacé par une faiblesse qui semblerait presque jouir d’elle-même, au point d’adopter sans le vouloir, organiquement, le langage pervers de son bourreau. Si l’exposition au langage pervers peut être nous apprendre à le reconnaître, on lira avec profit cette Lettre au père. La première phrase de la Lettre au père de Kafka (1919) est « Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. ». Il se pourrait bien que la clé principale pour la compréhension de l’œuvre de Kafka se trouve dans cette lettre ; et il se pourrait bien que comme La lettre volée d’Edgar Poe, cette clé soit cachée à la vue de tous.

LA LANGUE DE L’ENNEMI
On pourrait dire – et je vais en énumérer divers exemples – que Kafka s’approprie inconsciemment le langage pervers de son père, son langage paradoxal. Par inconsciemment, je ne fais pas allusion au vocable freudien mais à la manière très ordinaire dont on peut subir les choses ou ne pas les comprendre (même des choses simples) tant qu’elles ne sont pas correctement nommées – et si notre époque s’est fait une spécialité, c’est bien de mal nommer les choses, pour ajouter à notre malheur.
La lettre de Kafka est transpercée par la culpabilité. On y reconnaît le calvaire du héros du Procès, qui ne sait pas de quoi il est accusé. On verra aussi qu’elle est, en quelque sorte, une pièce à conviction à charge du père, que son fils s’interdit pourtant d’accuser, à qui il invente des circonstances atténuantes : « il y a quelque chose d’anormal entre nous, quelque chose que tu as contribué à provoquer, mais sans qu’il y ait de ta faute » et qu’il humanise, qu’il anime de sentiments pathétiques « [ta] voix basse, […] qui exprime […] la condamnation totale […] me fait moins trembler aujourd’hui que dans mon enfance, parce que le sentiment de culpabilité exclusif ressenti par l’enfant est remplacé en partie par une certaine connaissance de notre détresse à tous deux. »
Une des premières facultés que perd la victime de la relation perverse est la faculté de percevoir les contradictions d’un discours. Cela explique à mon avis pourquoi les romans de Kafka n’ont pas la richesse de la palette des nouvelles de Gogol , qui allient angoisse, sentiment d’absurde avec un humour et une fantaisie irrésistibles.

L’ATTÉNUATION IMAGINAIRE
Kafka rapporte au tout début de sa lettre : « tu m’as dit récemment : « Je t’ai toujours aimé et quand même je ne me serais pas comporté extérieurement avec toi comme d’autres pères ont coutume de le faire, justement parce que je ne peux pas feindre comme d’autres. » Ce que Kafka reproche à son père n’est pourtant pas de ne pas avoir été affectueux. Il faudrait comprendre en revanche que le père a assuré à son fils qu’il l’a toujours aimé, malgré les preuves qu’il lui aurait données du contraire. Dans ce propos rapporté, Kafka est aussi censé croire que le comportement plus bienveillant des autres pères vis-à-vis de leurs enfants est feint. En somme, son père lui demande de croire ce qu’il dit et non ce qu’il fait.
Certaines phrases de Kafka, quand il évoque le piège psychique dans lequel il est enfermé, font mal pour lui : « Quand j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible que je n’eusse pu devenir un homme selon ton cœur. » Or il n’est manifestement pas devenu un homme selon le cœur de son père en lui obéissant non plus. On reconnaît là une personne dans une situation de double contrainte (« Écoute-moi, deviens autonome ! »).

AVEUX INVOLONTAIRES
Certains aveux surprennent « comme père, tu étais trop fort pour moi ». C’est un des nombreux aveux étranges de ce texte, dont Kafka ne semble pas se rendre compte de la portée. Il enfonce le clou : « nous étions si différents et si dangereux l’un pour l’autre […] que, si l’on avait voulu prévoir comment nous allions […] nous comporter l’un envers l’autre, on aurait pu supposer que tu allais me réduire en poussière et qu’il ne resterait rien de moi. » Un souvenir de la petite enfance continue à le faire souffrir : une nuit, son père l’a mis dans la rue parce qu’il avait osé réclamer un verre d’eau, ce dont, des années après, il continue à tirer le sentiment de sa nullité (car jamais le père ne sembla avoir au à son endroit d’actes rédempteurs) ; or « ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi » Kafka se persuade qu’il « peut être aussi noble et fécond sous d’autres rapports, il est vrai ».
Kafka passe son temps à excuser son père et à s’accuser (exact négatif de la déclaration de Golda Meir, alors premier ministre israélien : « Nous ne pardonnerons jamais aux arabes le mal qu’ils nous ont obligés à leur faire » chef-d’œuvre de déclaration perverse qui a toute sa place ici)

DÉNI ET HALLUCINATION
Tout au long de cette lettre, l’écrivain tente de se persuader que la présence monstrueuse, écrasante de son père prouve bien qu’il ne peut pas être si mauvais, que ça ne peut pas être aussi simple, qu’elle est en grande partie le fruit de l’exagération par l’enfant qui reste en lui. Cela le conduit à se mystifier : « Or tu es bien, au fond, un homme bon et tendre ». Le fond est précisément ce qu’on ne voit pas, ce à quoi on n’a pas accès. Tout sauf se rendre à l’évidence.
J’en profite pour rappeler le mot de Groucho Marx : « Il se peut que cet homme parle comme un idiot, qu’il ait l’air d’un idiot, mais ne vous laissez pas berner : c’est véritablement un idiot… »
L’époque nous incite en permanence à chercher les explications partout sauf là où elles sont.
D’ailleurs Kafka nous en fait l’aveu : cette bonté dont il est persuadé, il ne l’a jamais trouvée, car « tous les enfants n’ont pas la persévérance […] de chercher aussi longtemps qu’il faut pour arriver à la bonté. » (Pour d’autres exemples de langage pervers intériorisé, voir la réponse de l’agneau dans Le loup et l’agneau, l’aveu de culpabilité de l’âne dans le magnifique Les animaux malades de la peste)

L’ENFER DOMESTIQUE
Même au magasin dont le père était le patron, « les injures pleuvaient si fort sur les autres personnes de mon entourage tant à la maison qu’au magasin, […], petit garçon, j’en étais parfois étourdi ; je ne voyais pas pourquoi elles ne m’auraient pas été destinées […] Là encore, je retrouvais ta mystérieuse innocence ».
Et par le vocable ici pervers d’innocence, le fils s’annihile en absolvant les abus qu’il subit. Comme dans les romans claustrophobiques de Kafka, il n’y a d’échappatoire ni professionnelle ni personnelle – ni artistique, puisqu’il avait demandé à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits.
« Le succès n’était que le réconfort d’un instant, rien de plus, mais de l’autre côté, ton poids m’entraînait de plus en plus lourdement. […] le désaveu que je lisais sur ton visage m’en fournissait bel et bien la preuve – que plus j’avais de succès, et plus l’issue serait finalement désastreuse. »
Le mariage ? Kafka le conçoit en théorie comme une « libération de soi-même ». Mais « il en va comme pour un prisonnier qui a l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être réalisable, mais projette aussi, et ceci en même temps, de transformer la prison en château de plaisance à son propre usage. Mais s’il veut s’évader, il ne peut pas entreprendre la transformation, et s’il l’entreprend, il ne peut pas s’évader. […]
Il semble bien que l’angoisse de Kafka n’était pas une angoisse liée au pouvoir institutionnel, à la bureaucratie. Kafka était employé d’assurances et très soucieux de ce que les victimes d’accidents du travail soient indemnisées. Pourtant le langage du pouvoir abusif, qu’il soit personnel ou institutionnel – quand il s’exprime par exemple par la négation absurde de vitre volonté au moyen d’une auto-attestation) – est précisément le pouvoir qui dépersonnalise. Il n’est guère étonnant que Kafka en soit pas le seul à avoir fait les frais de cette dépersonnalisation. À propos de sa sœur, Ottla : « quand elle n’est pas spécialement en difficulté ou exposée à un danger, tu n’éprouves pour elle que de la haine. Tu me l’as avoué toi-même ; selon toi, c’est à dessein qu’elle te fait constamment souffrir et provoque ta colère […]. Une espèce de démon, donc. […] Elle est si loin de toi que tu ne la vois plus, tu mets un fantôme à l’endroit où tu t’attends à la voir. »

CONCLUSION
Le langage paradoxal est celui qui voudrait nous faire croire que le pouvoir nous protège en nous enfermant, que le pouvoir nous protège en nous isolant et que le pouvoir nous protège en nous piquant.
Il fait dire à un “président” qu’il veut « emmerder les non-vaccinés » (mensonge imbriqué dans un mensonge : personne n’est vacciné au sens strictement médical) puis, qu’il a dit cela « affectueusement ».
Comme l’a commenté Jules Renard* à propos de Mallarmé, le langage paradoxal, surtout énoncé par une langue fourchue, est intraduisible, même en français.

*aussi auteur de la phrase « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. »

Illustration : Anthony Perkins dans la magnifique adaptation du Procès par Orson Welles, et l’ombre du metteur en scène.

DOSTOÏEVSKI, L’IDIOT* DU BAGNE

« Sa vie en prison était très triste, je vous assure, mais ce qui est certain, en tout cas, c’est que ce n’était pas une vie à deux sous. Et il n’avait que deux amis, vous savez, une araignée et puis l’arbuste qui avait grandi sous sa fenêtre. » Dostoïevski est un grand connaisseur de l’âme humaine.

*Prendre le mot idiot au sens de Dostoïevski : mieux vaut être un idiot, un naïf, un innocent, qu’un imbécile heureux.

La littérature et la lecture sont avant tout des relations entre lecteur et auteur (moins dans le cas de la littérature de genre, qui est régie par des conventions). Je dois avouer que j’ai abandonné la lecture de tous les romans de Dostoïevski au bout de quelques centaines de pages (Crime et châtiment étant celui dans l’ensemble qui me laisse le meilleur souvenir de lecture). L’idiot et Les frères Karamazov ne sont pas d’une lecture difficile mais m’apparaissent essentiellement comme des successions de conversations sans fin. J’ai laissé tombé les Karamazov au troisième chapitre successif dont le titre commençait par « Hystérie », l’hystérie n’en finissait pas.
L’idiot m’aura au moins récompensé par la phrase la plus insondable que j’ai jamais lue ; l’idiot, le prince Mychkine, raconte une anecdote à propos d’un homme emprisonné : « Sa vie en prison était très triste, je vous assure, mais ce qui est certain, en tout cas, c’est que ce n’était pas une vie à deux sous. Et il n’avait que deux amis, vous savez, une araignée et puis l’arbuste qui avait grandi sous sa fenêtre. »
Une phrase qui n’aurait pas été possible sans une vie, sans une œuvre.

Dostoïevski est un grand connaisseur de l’âme humaine. Il a écrit un des livres les plus bouleversants que j’aie lus : Souvenirs de la maison morte.
À l’âge de 25 ans, Dostoïevski est envoyé au bagne après que sa peine de mort a été commuée in extremis en peine de travaux forcés par le tsar. C’est le prix de ses sympathies révolutionnaires et socialistes. L’histoire est ironique. Le goulag tsariste, même si on ne le souhaiterait pas à son pire ami, n’est pas le goulag soviétique (miracle socialiste inventé par Yenokh Gershonovich Yagoda, et qui serait à elle seule responsable de 20 millions de morts). Dostoïevski y passe quatre années et en sort.
Ces Souvenirs de la maison des morts ne sont pas un roman. C’est le récit de son expérience. Ce livre prouve que la littérature ne doit pas être difficile pour dire l’essentiel (que ce soit les écrits de Simon Leys sur la Chine, de Soljénitsyne ou les romans et essais de George Orwell), même si la littérature difficile, voire carrément énigmatique réserve aussi ses bonnes surprises aux curieux, éventuellement disposés à la lire comme on lirait une partition de musique (Joyce, Dylan Thomas, Lautréamont…).

Les citations qui suivent sont extraites de la dernière édition Folio :

Page 49 : « …le bagne est une école de patience. Je vis une fois un forçat libéré au bout de vingt ans prendre congé de ses camarades. Certains se rappelaient son arrivée, alors que jeune, insouciant, il ne pensait ni à sa faute ni à son châtiment. Et voici qu’il repartait avec des cheveux gris, un visage sombre et triste de vieillard. »

Page 53 : « Il me souvient qu’un jour, un brigand éméché (on peut boire quelquefois au bagne) se mit à raconter comment il avait assassiné un garçon de cinq ans ; il l’avait tenté avec un joujou, puis emporté dans un hangar et ensuite égorgé. Toute la chambrée, qui avait d’abord ri de ses facéties, poussa une clameur, et le bandit fut obligé de se taire ; cette clameur unanime n’était pas un signe d’indignation, elle marquait seulement qu’il ne fallait pas parler de cela, que parler de cela n’était pas admissible. Je dois noter ici que ces gens avaient d’ailleurs de l’instruction, dans le sens propre du mot. La moitié d’entre eux au moins savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on en Russie, dans n’importe quel groupement populaire, deux cent cinquante individus dont la moitié sachent lire et écrire ? Quelqu’un, m’a-t-on dit depuis, a tiré de semblables données la conclusion que l’instruction causait la perte du peuple. Erreur selon moi. Il faut chercher ailleurs les raisons de ce fléchissement moral. À vrai dire, l’instruction éveille chez le peuple de la présomption ; mais à mon sens, ce n’est pas là un défaut. »

Pages 64-65 : « On s’imagine sans peine quels artistes du vol se trouvaient réunis en pareil lieu ! Un détenu qui m’était sincèrement dévoué (je le dis en toute simplicité) me vola une bible, le seul objet dont la possession fût autorisée. Il me l’avoua dès le jour même, non par repentir, mais par pitié pour moi qui avais si longtemps cherché. »

Pages 66-67 : « Je me rappelle la première aumône que j’ai reçue. […] Je revenais de la corvée du matin, seul avec un surveillant. A ma rencontre s’avançaient une mère et sa fillette, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. […] La mère était la femme d’un jeune soldat , qui, après avoir passé en conseil de guerre, mourut à l’hôpital dans le pavillon des détenus, où je me trouvais moi-même en traitement ; la mère et la fille étaient venues lui dire adieu en pleurant toutes deux à chaudes larmes. Quand elle m’aperçut, la petite fille rougit et murmura quelques mots à sa mère ; celle-ci s’arrêta aussitôt, chercha dans son panier un quart de kopeck et le donna à l’enfant qui courut à moi… 
– Tiens malheureux, prends ce petit kopeck pour l’amour du Christ, cria-t-elle en me le glissant dans la main.
Je pris la pièce ; la fillette, toute contente, rejoignit sa mère. J’ai longtemps gardé ce pauvre kopeck. »

Pages 76-77 : « Dès le premier soir, je remarquai qu’on me regardait de travers, je saisis même quelques coups d’œil sinistres. Par contre, soupçonnant que j’avais de l’argent, certains détenus tournaient autour de moi. . Ils m’offrirent aussitôt leurs services, m’apprirent à porter mes nouveaux fers, me procurèrent – moyennant finances, cela va de soi – un coffre à cadenas pour y ranger mon trousseau de forçat et un peu de linge que j’avais apporté. Mais le lendemain même, ils me volèrent le tout et le dépensèrent à boire. L’un de mes voleurs me devint par la suite infiniment précieux encore qu’il continuât à dérober mes effets quand l’occasion lui semblait bonne. Il commettait son délit sans la moindre honte, comme inconsciemment, presque par devoir ; je ne pouvais guère lui en garder rancune. »

Page 77 : « Les anciens nobles sont en général très mal vus au bagne. Bien qu’ils aient perdu leurs droits civiques et soient à cet égard les égaux de leurs codétenus, ceux-ci se refusent à voir en eux des camarades. Aucun préjugé d’ailleurs n’entre ici en ligne, c’est tout bonnement une opinion innée. À leurs yeux, nous demeurions des gentilshommes, ce qui ne les empêchait pas de se gausser de notre chute : “Non, maintenant, assez, fini ! Môssieu ne fait plus le gros à travers Moscou, Môssieu tord la corde pour son cou !” et autres amabilités du même genre. »

Par certains aspects, la vie des forçats est-elle si différente de la nôtre ?
Page 95 : « … rien de plus étrange que de voir certains d’entre eux travailler des mois durant sans lever la tête à seule fin de pouvoir dépenser un jour d’un seul coup tout leur gain ; après quoi ils se courbent de nouveau avec acharnement sur le labeur, jusqu’à la prochaine bamboche. Beaucoup d’entre eux aimaient porter des habits neufs plus ou moins singuliers. […] Les forçats se pomponnaient le dimanche et se pavanaient aussitôt dans les chambrées pour se faire admirer sur toutes les coutures. […] [La bamboche] commençait d’ordinaire soit à une fête carillonnée, soit en l’honneur du saint patron du forçat. Le détenu dont c’était la fête allait, dès son réveil, mettre un cierge devant l’icône et y faire sa prière ; puis il s’endimanchait, se commandait un repas […] puis de l’eau de vie apparaissait/ Le forçat buvait comme une outre et rôdait dans les casernes, titubant, trébuchant mais fier de montrer à chacun qu’il “vadrouilllait”, car il tenait ainsi à gagner l’estime générale. Le peuple russe éprouve une étrange sympathie pour l’ivrogne, mais au bagne, cette sympathie allait jusqu’au respect. »

A la page 110, Dostoïevski se laisse aller à des considérations sur l’inégalité contenue dans le fait de condamner à la même peine des meurtres qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, du crime crapuleux au crime sadique. On retrouve ces considérations dans la bouche du fameux Idiot.
Page 111 : « Considérons [l’inégalité] des suites du châtiment. Tel condamné se consume, fond comme une chandelle ; tel autre ne [se] doutait pas auparavant qu’il existât de par le monde une vie aussi réjouissante, un cercle aussi agréable de hardis lurons ; car au bagne, on trouve même de ces gens-là. Tel détenu, homme cultivé en proie aux remords d’une conscience affinée, aux tortures d’une souffrance morale devant lesquelles pâlit tout autre châtiment, porte sur son crime un jugement beaucoup plus implacable que la loi la plus sévère ne pourrait le faire. Et à côté de lui, tel autre ne songe pas une seconde, durant toute sa détention, au forfait dont il s’est rendu coupable ; il estime même avoir bien agi. D’aucuns vont même jusqu’à commettre un crime tout exprès pour aller au bagne et se débarrasser ainsi d’une existence infiniment plus pénible. »

Même passage traduit par André Markowicz (aux éditions Babel) : « Voici un homme qui se dessèche au bagne, qui fond comme un bougie ; et en voici un autre, qui, avant d’arriver au bagne, n’aurait même jamais imaginé qu’il puisse y avoir au monde une vie aussi joyeuse, un club aussi plaisant de joyeux camarades. Oui, on en voit au bagne, des gens de ce genre. Voici par exemple un homme instruit, développé de conscience, de raison et de cœur. La seule souffrance de son propre cœur, avant les autres peines, le tuera de ses tortures. Pour le crime qu’il a commis, il se condamnera lui-même d’une façon bien plus impitoyable, plus inflexible que la loi la plus dure. Et en voici, à côté de lui, un autre, qui ne pensera même pas une seule fois au crime qu’il a commis, de toute sa vie au bagne. Il s’estime même dans son bon droit. Il y en a même qui commettent des crimes exprès pour se retrouver au bagne et se défaire d’une vie de bagne infiniment plus terrible en liberté. »

Au-delà de la dureté de la vie au bagne, il me semble que le monde d’inversion des valeurs décrit par Dostoïevski est moins absurde que le nôtre . L’inversion des valeurs n’y est pas la norme.

HONORÉ DE LIRE BALZAC (1)

ILLUSIONS PERDUES, LE PÈRE GORIOT

Je croyais ne pas beaucoup aimer Balzac, et depuis longtemps. Je me souvenais d’une époque où je  le trouvais peu subtil (et effectivement, il lui arrive de l’être). J’ai lu il y a quelques années une bonne partie d’un de ses gros romans La cousine Bette, et une petite partie de la nouvelle : Le colonel Chabert. La cousine Bette m’avait pourtant favorablement impressionné : s’il ne s’y passe pas grand-chose, il n’est jamais ennuyeux. Je l’ai tout de même refermé en pensant que Balzac n’était pas pour moi. Mais une œuvre aussi monumentale engendre forcément des malentendus, et puis on mûrit. Aujourd’hui, j’ai un Balzac en cours de (re)lecture (Eugénie Grandet, dont je suis déjà récompensé)  plusieurs en attente dans mes rayons Splendeurs et misères des courtisanes, César Birotteau, Les employés, L’envers de l’histoire contemporaine et plusieurs livres à diverses phases d’expédition dont Le cousin Pons, l’essai sur la nouvelle Sarrasine écrit par Roland Barthes, le sémiologue pisse-froid, que j’ai beaucoup lu il y a très longtemps (dont une formule l’a perdu aux yeux de l’intelligence : « La langue est fasciste »…)

Que s’est-il passé ? 
Il s’est passé que j’ai fini par lire Illusions perdues. Quand on est déçu par l’humanité, on l’échange volontiers contre une autre. Elle a beau être imaginaire, l’humanité de Balzac, c’est un sang plus fort et plus dense que celui de nos contemporains qui coule dans ses veines, un sang qui sera parfois versé. Il faut aussi préciser que les fameuses illusions perdues ne sont pas celles qu’on croit, pas celles de la personne qu’on croit. 
Illusions perdues est un gros roman, très dense, probablement le plus dense de la Comédie humaine. avec Splendeurs et misères des courtisanes. Quoique les premières pages soient ardues, on est happé très vite car un des attraits de Balzac est que c’est une machine – mais une machine qui a du cœur. En guise d’introduction, il nous explique en détails le fonctionnement d’une imprimerie et le métier d’imprimeur. C’est compliqué, on y apprend beaucoup de choses et bien qu’il faille s’accrocher (et  peut-être pour cette raison) on peut compter sur l’auteur pour que ce ne soit pas ennuyeux. Car Balzac n’est jamais ennuyeux, même quand il est mauvais. 
Balzac est aussi une machine à remonter le temps. Le temps de ses romans est aussi le temps de l’histoire ; il y est fait référence à des massacres de masse, la Terreur, qui ont eu lieu en France une trentaine d’années plus tôt, c’est-à-dire, si nous transposions l’action des romans à notre époque, des massacres que les parents de toute personne de plus de 15 ans auraient connus. Soit dit en passant, ces massacres, l’école de la République, qui nous fait lire Balzac, préfère les taire et  colporter une image idéalisée de la Révolution française (révolution maçonnique qui a donné à la République sa devise trompeuse : Liberté, égalité, fraternité). Les romans de Balzac se passent donc à une époque intéressante. Lucien de Rubempré fréquentera un cercle d’écrivains et de journalistes où républicains et monarchistes nouent des relations d’amitié au-delà des chapelles politiques et idéologiques. Le gauchisme n’existait pas encore.  
Ce gros roman qui n’est pas divisé en chapitres consiste en trois parties, peut-être quatre. La première partie évoque les débuts dans la société d’Angoulême du poète Lucien Chardon, qui reprendra le nom de jeune fille de sa mère pour se faire appeler Lucien de Rubempré. 
L’observation des notables angoumoisins est l’occasion de montrer ce qui contribue à la jouissance de la lecture de Balzac : sa curiosité vorace pour la société et pour l’humanité. Ses descriptions même quand elles sont drôles, ne sont jamais méprisantes, notamment ces deux portraits, laissera au lecteur le souvenir d’une rencontre : 

Astolphe [de Saintot] passait pour être un savant du premier ordre. Ignorant comme une carpe, il n’en avait pas moins écrit les articles Sucre et Eau-de-Vie dans un Dictionnaire d’agriculture, deux œuvres pillées en détail dans tous les articles des journaux et dans les anciens ouvrages où il était question de ces deux produits. Tout le Département le croyait occupé d’un Traité sur la culture moderne. Quoiqu’il restât enfermé pendant toute la matinée dans son cabinet, il n’avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ; mais il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux événements du jour ; 

Quelqu’un qui sculpte des bouchons avec son canif ne peut pas être très mauvais.

Et un autre portrait lui emboîte le pas : 

Monsieur de Bartas, nommé Adrien […] chantait les airs de basse-taille et […] avait d’énormes prétentions en musique. L’amour-propre l’avait assis sur le solfège : il avait commencé par s’admirer lui-même en chantant, puis il s’était mis à parler musique, et avait fini par s’en occuper exclusivement. L’art musical était devenu chez lui comme une monomanie ; il ne s’animait qu’en parlant de musique, il souffrait pendant une soirée jusqu’à ce qu’on le priât de chanter. Une fois qu’il avait beuglé un de ses airs, sa vie commençait : il paradait, il se haussait sur ses talons en recevant des compliments, il faisait le modeste : mais il allait néanmoins de groupe en groupe pour y recueillir des éloges ;

La deuxième partie décrit la rapide ascension parisienne de Lucien, de la poésie et la vie de bohème au succès journalistique et littéraire ; on en apprend au passage de belles sur les trafics des libraires éditeurs et les fausses polémiques publicitaires pour lesquelles un journaliste écrit un article à charge dans un journal et sous un autre nom une réponse outrée pour piquer les ventes ; c’était il y a bien longtemps… On découvre aussi le milieu du théâtre où une actrice Coralie tombe amoureuse de Lucien. Coralie est entretenue par le richissime Camusot, dont l’amour le pousse jusqu’à l’abnégation. Chez Camusot, l’argent est la manifestation d’un véritable amour ; et Balzac montre bien que dans une société matérialiste, l’argent une manifestation révélatrice du meilleur et du pire. 
La liaison de Lucien de Rubempré avec une femme mariée, Marie-Louise Anaïs de Bargeton (la description de son mari est un autre chef-d’œuvre comique), sera pour Lucien le tremplin pour la vie parisienne, où le poète se transformera tout naturellement en journaliste. Non sans que Balzac nous ait gratifié au passage de la description saisissante du restaurant Flicoteaux. Lucien y fera les rencontres déterminantes, pour qui veut connaître sa nature, de d’Arthez (personnage admirable que Lucien finira par négliger par ambition) et, pour sa carrière, de Lousteaux. 
En refermant le roman, il nous en viendrait des souvenirs nostalgiques : « Ah, quand j’étais jeune au dix-neuvième siècle et que je fréquentais le restaurant Flicoteaux, je me souviens un jour, j’étais assis juste à côté de Lucien de Rubempré et de son ami Lousteaux, et je n’ai rien perdu de leur conversation… »
 Comme l’a remarqué Oscar Wilde : « Une lecture de Balzac transforme nos amis en autant d’ombres et nos connaissances en ombres d’ombres. Ses personnages ont une existence brûlante et furieusement colorée. Ils nous dominent et défient tout scepticisme. »
La troisième partie nous ramène à Angoulême où le récit se déporte vers Ève, la sœur de Lucien, et son mari, David Séchard, qui est aussi le meilleur ami de Lucien, les personnages principaux, devront affronter une machiavélique conspiration financière et juridique, qui a pour but de confisquer à David Séchard la paternité de son invention d’un papier révolutionnaire. Déjà s’est installé dans la vie économique l’esprit rapace qui découle peut-être de la révolution et de plus loin.  Balzac nous explique au passage que la malédiction de l’inventeur est le brevet de perfectionnement, qui suffit à le spolier totalement de ses droits sur ce qui peut être le travail d’une vie. 

Je passerai assez vite sur Le père Goriot, que je recommande néanmoins (tout comme je recommande le mal fichu mais très divertissant Ferragus, ne serait-ce que pour son côté boîte à trésors) pour la longue description de la pension Vauquer (Eugénie Grandet commence par la description de Saumur), scrupule et souci obsessionnel de Balzac qui contribue bien sûr à ses qualités psychotropes, c’est-à-dire : qui font voyager l’esprit (je me réjouis d’autant plus de le découvrir en la période passionnante et anxiogène que nous traversons). Le père Goriot présente les faiblesses de Balzac qui sont liées à sa générosité : le sentimentalisme mélodramatique de certaines scènes. Je leur préfère les scènes de repas à la pension et toutes les scènes faisant intervenir Vautrin, le grand criminel inspiré par Vidocq qui fait les yeux doux aux Rastignac et aux Lucien de Rubempré, et incarnant la philosophie profondément cynique des sociétés matérialistes – une philosophie qu’on peut qualifier de sataniste, comme il en fait d’ailleurs l’aveu à mots à peine couverts lors de son long discours de séduction adressé à Lucien de Rubempré. 
Notons que cette philosophie est assumée de nos jours par les langues fourchues de Christine Lagarde (« Aimez l’argent comme [le font] les rappeurs »), de Nicolas Sarkozy pour qui la valeur d’un être humain se mesure à la Rolex qu’il porte au poignet, ou d’un Emmanuel Macron parlant de « ceux [d’entre nous] qui ne sont rien. » 
Mais Lagarde, Sarkozy ou Macron n’ont pas eu la chance d’être créés par un Balzac. Personnages intéressants, on aimerait quand même les savoir enfermés entre les pages d’un livre…
Et, on peut rêver, passés au pilon. 

(à suivre)

Image : portrait de Balzac par Eduardo Arroyo

Tous les romans de Balzac sont disponibles gratuitement sur le Net.

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (8) Convaincre et persuader

CONVAINCRE ET PERSUADER

Le sujet tarte à la crème couvrant la littérature d’opinion est formulée de la manière suivante : « Selon vous, la littérature est-elle un bon moyen de convaincre et de persuader ? » avec la concession remarquable qu’elle fait à la précision en employant deux verbes, convaincre et persuader.

Le dissertateur est saisi de vertige : attend-on vraiment de lui qu’il sanctionne de son jugement le travail de siècles d’écrivains qui l’ont précédé, à la plupart de qui, selon l’antienne, il doit sa propre liberté d’expression ou ce qu’il en reste ? En réalité, il s’agit de s’interroger sur les limites de la littérature d’opinion. Rien que cela. Pourtant d’une certaine manière, il est évident que le sujet n’attend pas des lycéens qu’ils s’attaquent à une tâche qu’aucun universitaire ne définirait de la sorte, mais il suffit de faire un tour sur les forums pour constater qu’ils sont plus que déconcertés par la formulation des sujets.

Exposition : Les écrivains sont d’abord des hommes qui appartiennent à leur époque, et même, compte tenu d’une sensibilité plus vive, qui participent plus étroitement aux affaires marquantes de leur temps. (1)

Sensibilité plus vive des artistes : voilà un lieu commun dont les origines sont assez faciles à identifier : le romantisme, la bohème et le mythe de l’artiste maudit. Les écrivains se trouvent idéalisés par cette phrase. Quant à l’engagement, est-il le propre des artistes, a fortiori des écrivains ? Que dire de Paul Léautaud, Thomas Pynchon ? Que dire de l’isolement plus fréquent que requiert la pratique de l’écriture ou de la plupart des formes d’art ?). L’engagement semble être compris automatiquement comme engagement pour le bien ; que dire de la source d’embarras que sont des écrivains comme Pirandello, Céline, Knut Hamsun, Heidegger, Ezra Pound… ?

Aussi n’est-il pas étonnant de voir ces témoins mettre leur art au service d’une cause politique ou de courants de pensée. C’est ce que nous appelons la « littérature engagée ». 

George Orwell, qui était très sensible à toute forme de verbiage, de notions creuses, aurait probablement épinglé cette tentative de faire semblant d’avoir dit quelque chose. Il serait difficile de dire si les écrivains s’engagent plus que les simples mortels. Je ne sache pas que la majorité des résistants aient été écrivains. Ce qui n’est pas étonnant, en revanche, c’est de voir les hommes s’engager avec les moyens qu’ils ont ; mais beaucoup d’écrivains et beaucoup de personnes qui ne sont pas écrivains  se sont engagés non seulement par l’écriture, mais par les actes ; la pratique de l’écriture distingue les écrivains du reste des hommes mais pas le fait d’engager leurs convictions et d’avoir ce qu’on appelle le courage de ses opinions.

Énoncé du sujet : Il est légitime de se demander si ce type de littérature est efficace, [et] en particulier [,] si les textes qu’elle produit, malgré la complexité de leurs formes d’argumentation, sont un bon moyen de convaincre et de persuader. 

Je remarque que le modèle ne se donne pas la peine d’expliquer ce que serait un texte littéraire « efficace » ou un autre qui ne le serait pas. Il faut probablement entendre  convaincant, mais il est impossible d’aller plus loin sans se reposer sur un exemple.

Annonce du plan : Il est vrai qu’habituellement un bon écrivain arrive à nous faire adhérer aux idées qu’il défend. 

Il est vrai qu’habituellement, un raisonnement circulaire trouve en lui-même la preuve de ce qu’il avance. Cela dit, on a l’air de trouver les lecteurs bien influençables. C’est une constante dans le sujet de dissertation : les lecteurs et le public sont hardiment considérés comme des éponges qui s’imprègnent du texte sans opposer aucune résistance.

Cependant la complexité des moyens mis en œuvre peut être un frein et c’est souvent en dehors de la stricte argumentation que les hommes de lettres nous aident le mieux à rejoindre leurs causes.

Remarquons que  cette « complexité des moyens » est établie grâce à une économie magistrale d’exemples et de définition.  Remarquons encore que c’est cette « complexité des moyens » non démontrée (les textes de George Orwell sont lumineux et très accessibles) qui conditionne le développement qui suit.

Développement : La littérature est un bon moyen de convaincre et de persuader.

On a l’air de trouver les lecteurs, éduqués ou non, très influençables. Tout argument d’autorité mis à part, la lecture est-elle un procédé passif au cours duquel le lecteur se comporte comme une éponge jusqu’à la prochaine lecture ? Ou bien est-elle une sorte de conversation à deux, conversation qui peut se poursuivre en dehors du temps de lecture proprement dite, entre le texte et le lecteur, amené à se poser des questions, à apprendre des faits nouveaux ou à les examiner sous un angle inédit ? Autrement dit, les lecteurs sont-ils les jouets des écrivains ?

De même, le texte théâtral, parce qu’il s’adresse très directement à des spectateurs présents dans une salle, joue peut-être davantage sur la persuasion.

On pourrait objecter que le roman s’adresse très directement à un lecteur présent dans la pièce où il lit, alors qu’on peut très bien considérer au contraire qu’entre le texte théâtral joué et le public, il y a précisément les médiateurs que sont le metteur en scène, et les comédiens. Ce qu’il est légitime de se demander, c’est s’il est question de ce qu’on appelle en anglais suspension of disbelief – c’est-à-dire le contrat tacite entre public et œuvre de fiction – ou de la tentative de rallier le public à telle ou telle cause. Nous allons voir que pour que sa thèse tienne, le sujet a besoin d’imaginer une foule abstraite malléable.

En effet, le théâtre est un lieu où se trouvent réunis des personnes qui éprouvent collectivement des émotions semblables. 

Il serait indiqué de se demander pourquoi le modèle considère si volontiers les divers membres du public comme autant d’automates, de pianos mécaniques sur lesquels le texte et le jeu théâtraux vont enfoncer exactement les mêmes touches dans le même ordre. La  supposition selon laquelle le théâtre jouerait davantage sur la persuasion sous prétexte qu’il s’adresse à plusieurs personnes en même temps est assez mystérieuse. Est-il démontré que la persuasion agit plus facilement sur un public réuni que sur un lectorat dispersé dans le temps et dans l’espace ?

De ce point de vue, il convient de relever que la littérature est plutôt élitiste : elle s’adresse (et particulièrement au XVIIIe siècle) à un public cultivé. Écrire suppose un lectorat. Un petit nombre seulement de personnes cultivées ont lu, en leur temps, les philosophes des Lumières.

Est-il utile de prendre en compte l’impact des œuvres littéraires sur ceux qui ne les auraient pas lues pour répondre à une question portant sur la pouvoir de conviction de la littérature ? Ce n’était pas le sujet. Le taux d’analphabétisme ou d’illettrisme d’une époque donnée ne répond pas au problème posé par le sujet (posé comme un lapin, car à ce rendez-vous entre la question et la réflexion, l’intelligence ne s’est pas donné la peine de se déplacer)

On peut penser que le texte théâtral touche un nombre plus important de personnes. Mais, là encore, seule une fraction bien précise de la société se rend plus ou moins régulièrement dans une salle de théâtre. Les spectateurs de La Guerre de Troie n’aura pas lieu ne sont pas légion.

J’avoue que je suis un peu perdu : je ne me souviens pas que le sujet de cette dissertation ait été : « Quel type de public et quelle proportion de la population les textes argumentatifs, les pièces de théâtre, etc. touchent-ils ? » Quant aux spectateurs, de quoi ressortent-ils convaincus après la représentation de cette pièce ou du Misanthrope dont ils n’étaient pas convaincus avant ? S’il s’agit de faire changer les mentalités de son époque, alors examinons les pièces de théâtre contemporaines.  Quelle étude pourra nous faire juger de l’état d’une conscience du public avant et après la représentation d’une pièce de théâtre ? Si la pièce présente des points de vue contradictoires, auquel de ceux-ci est-elle censée faire adhérer ? Serait-il question de littérature de propagande ?

Enfin les procédés stylistiques de l’argumentation nécessitent une certaine culture, une connaissance de la langue, de l’histoire, des idéologies. Que penser du lecteur qui prendrait au pied de la lettre la fin du texte de Voltaire ? À quelles extrémités serait porté celui qui lirait l’argumentaire de Montesquieu sur l’esclavage sans en saisir l’ironie ? 

Argument rebattu. Cela dit, l’humour et l’ironie sont-ils distribuées par les mêmes fées regardantes qui distribuent la culture ? Dieu sait que les gens cultivés aimeraient avoir de bonnes raisons de le croire. De la même manière, nous ne pouvons pas nous préoccuper de ceux qui comprendraient mal une œuvre, manqueraient d’humour ou de détachement au point de la prendre au premier degré. Le lecteur qui prendrait à la lettre l’argumentaire de Montesquieu sur l’esclavage serait-il obligatoirement converti en faveur de l’esclavage ? Il pourrait au contraire être révolté par ce qu’il prendrait pour les opinions esclavagistes de Montesquieu. Montesquieu dont je me souviens que notre professeur de français nous a appris qu’il détenait des actions dans des sociétés qui organisaient la traite des noirs ; Montesquieu a-t-il pas lu Montesquieu ? Mal lu peut-être ; en tout cas, c’est regrettable.

C’est peut-être en dehors de la stricte argumentation que les écrivains nous aident le mieux à rejoindre leurs causes.

Ce faisant, se garantirait-on de convaincre un public non acquis à nos idées ? Encore une fois, pour un exercice qui se présente comme un encouragement à la réflexion personnelle, toutes les propositions de traitement de ce sujet que j’ai pu lire épousent le même canevas. Se pourrait-il que personnel soit synonyme de collectif, que pensée individuelle soit synonyme de pensée uniforme ? Qui peut garantir qu’un lecteur sera acquis aux thèses d’une Ayn Rand, d’un Houellebecq ou d’un Victor Hugo après avoir lu leurs romans ? L’humanité lectrice est-elle aussi influençable que le traitement de ce sujet a l’air de le suggérer ? La fiction n’est-elle pas remplie, comme l’est la réalité, de gens qui essaient de vous rallier à leur cause, comme le Homais de Madame Bovary ? Homais est-il un porte-voix de Flaubert ? Si ce n’est pas le cas, n’est-ce pas très dangereux, voire irresponsable de la part de cet écrivain d’avoir planté un personnage aussi peu fréquentable et de lui avoir décerné la Légion d’honneur ?

Synthèse : Comme nous l’avons vu, les écrivains, souvent persuadés qu’ils avaient un rôle de guide à assumer à l’égard de leurs contemporains, se sont naturellement servis de toutes les ressources de leur art pour faire avancer leurs idées au risque de rebuter leurs lecteurs par la complexité des formes d’argumentation employées. 

Ainsi la Lettre sur les aveugles de Diderot, tellement tombées dans l’oubli en raison de la complexité de ses formes d’argumentation qu’elle a été publiée en format de poche et qu’elle est disponible au prix exorbitant de deux euros (j’attire l’attention du lecteur demeuré – que le  lecteur doué d’un peu de discernement saute cette incise – sur le fait que je viens d’avoir recours au procédé de l’ironie).

En fait les textes majeurs que nous continuons de lire aujourd’hui sont ceux qui échappent aux règles strictes du genre argumentatif par leur fantaisie, leur originalité, leur capacité à nous émouvoir, par les récits auxquels ils nous convient. 

La conclusion de ce traitement, censée ouvrir la problématique, régresse à ce qui était le présupposé du sujet : que la majorité du public aime qu’on lui raconte des histoires, qu’elles soient vraies ou fictives. La question de savoir quel rôle jouent ces histoires (du roman au conte en passant par les faits-divers et les anecdotes) dépasse de très loin le champ de la littérature et touche à celui de la sociologie et de l’anthropologie.

Dans la mesure, où le texte littéraire ne recherche pas seulement une efficacité immédiate dans une démonstration rationnelle, mais qu’il est capable de nourrir aussi le plaisir du lecteur, il peut devenir intemporel et continuer de nous intéresser. 

ce qui ne répond pas du tout au problème posé par le sujet, qui était, je le rappelle : « La littérature est-elle un bon moyen de convaincre et de persuader ? »

Élargissement : Pourtant on peut regretter qu’aujourd’hui, la littérature, prisonnière de sa complexité, ne soit plus le vecteur privilégié pour défendre une cause auprès du grand public 

Malgré un taux d’alphabétisation beaucoup plus élevé qu’au XVIIIe siècle ?

Cinéma, chanson, bandes dessinées, d’un abord plus facile, ont désormais pris la relève 

La chanson n’existait-elle pas à l’époque de L’encyclopédie ? La littérature de divertissement n’existait-elle pas et Les Misérables n’était-il pas en grande partie un roman de divertissement, construit de manière à captiver son lecteur, notamment en ayant recours à des procédés mélodramatiques ?

En passant par le crible de la dissertation littéraire (et tel qu’en témoigne le désarroi des lycéens sur les forums) il advient des œuvres littéraires la même chose qu’il advient des ingrédients naturels utilisés dans la confection de certains produits alimentaires industriels : ils sont rendus méconnaissables. Cela revient un peu à se demander : « Si le bonbon Haribo en forme de fraise s’appelle Fraise Haribo, alors pourquoi vouloir continuer à manger des fraises ? Vous avez quatre heures et vous appuierez votre réflexion d’exemples tirés de la gastronomie, de l’agriculture et du jardinage. »

(1) Le traitement en italique a été trouvé sur Internet mais ne se distingue en rien des traitements (censés « développer l’esprit critique ») proposés dans les manuels officiels, tels que La dissertation en français (Aude Lemeunier, Hatier, 2008)

Pour en finir avec Histoire de la violence ?

 

Si un texte qui raconte une histoire dans laquelle rien ne serait inventé et où toutes les péripéties seraient arrivées à l’auteur peut s’appeler roman, alors il devient difficile d’exclure quoi que ce soit de cette catégorie, qui n’en est plus une. Un peu comme ce qui est arrivé au mot sculpture après que les artistes Gilbert et George sont devenus des singing sculptures (mais des sculptures qui ne seraient pas toujours des sculptures, qui  pourraient redevenir les artistes Gilbert et George). Tester l’élasticité d’un mot est amusant, mais ce n’est pas sans conséquence.

De son livre Histoire de la violence, Edouard Louis, déclare qu’il ne contient « pas une ligne de fiction ». Or la couverture du livre en question le classe catégoriquement dans la catégorie romanHistoire de la violence raconte la nuit de Noël où le très jeune écrivain a été accosté par un beau jeune homme nommé (dans le livre) Reda, avec qui il a passé plusieurs heures à échanger des confidences et à faire l’amour, avant que Reda, ne tente de l’étrangler, ne le menace d’une arme à feu et ne le viole (c’est pour ne pas le déflorer que je n’évoque pas l’événement qui déclenche cette agression multiple).

« Pas une ligne de fiction » ; pour que ce soit vrai, il faudrait réviser la définition des termes pas, une, ligne ou fiction. C’est à travers un dispositif assez tordu qu’Edouard Louis nous fait en partie découvrir ce qui lui est arrivé. Il avait consacré son premier livre à régler ses comptes avec son Nord natal et sa famille, qu’il met de nouveau à contribution en donnant la parole à sa « sœur », avec qui dans la réalité il est brouillé suite à la parution de son premier livre, dans lequel il réglait ses comptes avec sa région et son milieu d’origine. Dans Histoire de la violence, après son, agression, il voudrait faire croire au lecteur qu’il retourne en Picardie, où il se confié à « sa sœur ». Une grande partie de Histoire de la violence est le récit de seconde main que Clara (la sœur) fait à son mari. Et c’est à travers  une porte qu’Edouard l’entend parler, raconter toute son histoire à lui dans les moindres détails, sans que le mari, bien arrangeant n’intervienne jamais. Le procédé est rocambolesque si l’histoire ne l’est pas. Pourquoi confier à une tierce personne le soin de raconter son histoire ? Dans un entretien au magazine Diacritik, Edouard Louis, explique :

« Il y avait une sorte de volonté égalitariste quand j’ai écrit Histoire de la violence. Je me disais que si je racontais l’histoire de Reda, si ce n’était pas lui qui le faisait, alors quelqu’un devait raconter mon histoire […], je pensais que cette mise à égalité permettrait de mieux comprendre ce qui est arrivé dans l’espace de ce huis clos, d’être au plus proche de la vérité. »

Mais quel égalitarisme ? A travers cette sœur qui n’existe pas, cette sœur à qui Edouard Louis, dont on comprend que les plus proches confidents sont ses amis Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon, c’est bien Edouard Louis qui s’exprime, problème que la critique professionnelle a complètement éludé, prenant pour argent comptant tout ce que l’auteur déclare pour justifier ses choix. (incorporant plus de fiction dans ses interviews que dans son “roman”). De toute façon l’égalitarisme a ses limites puisque quand il fait dire à sa “sœur” qu’« Edouard a toujours été accepté dans la famille », il ne peut s’empêcher de commenter : « (ce n’est pas vrai) ».

Dans ce “roman” ou « il n’y a pas une ligne de fiction » Edouard Louis n’assume ni le roman puisqu’il ne laisse pas exister un personnage fictif (la sœur), ni la non-fiction puisqu’il n’assume pas de livrer son récit entièrement à la première personne.

Ce qui donne des passages mal fichus comme celui-ci :

« Il m’a dit qu’on pourrait se revoir dans un café où il avait l’habitude de passer la journée, un vieux café parisien où il allait jouer au baby-foot avec ses amis. Il m’a donné le nom du café. Je ne suis jamais allé vérifier s’il existait mais j’ai donné l’information à la police et je l’ai regretté tout de suite après. 

Clara dit à son mari que j’avais marché jusqu’à mon bureau, j’avais pris un morceau de papier que j’avais déchiré d’un petit carnet de notes et j’avais écrit le nom et l’adresse du café où je travaillais sur mon manuscrit presque chaque jour depuis que j’habitais à Paris, ce même café où j’avais terminé mon premier roman Pour en finir avec Eddy Bellegueule à peine un mois avant. Il m’a dit qu’il viendrait. Je n’y suis jamais retourné. »

Le changement de perspective n’a aucun intérêt car le mari de Clara, la “sœur” qui raconte, est passif. Il n’est pas très concevable que dans un récit « réchauffé », Clara donne à son mari des indications fastidieuses et sans intérêt. De plus, au fil de la lecture, l’accumulation de « Clara dit que… », « Clara explique que… » donne l’impression que la “sœur” rappelle les événements à un Edouard Louis qui aurait tout oublié.

Dans la réalité d’un plateau de télévision, le présentateur d’émissions littéraires François Busnel fait mine de s’excuser de remarquer qu’en résumant son livre, Edouard Louis n’a pas prononcé un mot, le mot de viol, précisant qu’il ne veut pas se poser en voyeur… Mais on ne saurait être voyeur face à quelqu’un qui s’exhibe. Pas plus qu’on ne saurait être indiscret.

C’est dans la presse que le roman se termine avec un rebondissement extra-textuel qualifié de « pirandellien » :

Car Reda B. a finalement été arrêté pour une affaire de stupéfiant, le 11 janvier 2016, soit trois ans après les faits et seulement quatre jours après la parution du roman qu’Édouard Louis se plaît à dire « non fictionnel », ou plutôt « scientifique », selon le mot de Zola. Une comparaison avec les relevés d’ADN prélevé chez l’auteur confirme l’identité du prévenu, lequel reconnaît avoir eu une relation avec l’auteur, mais se défend de toute agression. Mieux, lui qui s’est reconnu dans le roman, contre-attaque ! Selon BilbiObs qui révèle les détails de l’affaire, il assigne Édouard Louis en référé pour « atteinte à la présomption d’innocence » et « atteinte à la vie privée ». Bref, le personnage se retourne contre son auteur.

La critique professionnelle est décidément bien gogo à force de faire la maligne ; malheureusement, si elle n’est pas dupe du label roman. L’affaire n’a rien de pirandellien puisque Reda n’est pas un personnage de fiction, ce qu’il prouve, justement, en attaquant Edouard Louis en justice. Et, récemment, en demandant une confrontation, qu’Edouard Louis, qui prétend en interview avoir raconté « l’histoire de Reda » et refuse cette confrontation.

Le chapitre onze (intitulé Détail d’un cauchemar), le seul qui porte un titre, dont j’imaginais qu’il apportait des précisions sur l’agression et le viol lui-même ; il s’agit en fait d’un sommet de nombrilisme, dans lequel, sous prétexte qu’il a construit dans ses pensées ce récit fantasmatique la nuit qu’il passé à attendre à l’hôpital, Edouard Louis imagine comment se serait passé son enterrement si Reda l’avait tué ; bien sûr, dans son fantasme, du côté de sa famille, on se répand sur le « bougnoule », le « crouille » qui l’a assassiné tandis que ses deux amis universitaires et écrivains « Geoffroy et Didier » se seraient dignement déplacés jusqu’en Picardie pour assister à ses obscènes obsèques. Egalitarisme, sans doute.

Edouard Louis est très jeune et il l’a peut-être oublié. Je le crois pris entre plusieurs tensions : rancunes de classe, déclassement, tentation du pardon, désir de vengeance…

Les pages 184 et 185 laissent entrevoir un livre qui aurait pu être différent, plus vrai, plus simple : « Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger à ce que je suis, qu’à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu’on vienne me l’arracher mais que je ne ressens que dégout, le plus profond dégout si  on s’approche de moi pour me susurrer qu’elle m’appartient, qu’aussitôt qu’on me la rappelle, je voudrais la jeter dans la poussière et m’éloigner. »

Cela dit, son livre est tout de même un miroir, dans lequel on peut se reconnaitre, dans cet ardent désir adolescent d’être compris. Ce désir est probablement à l’origine de son premier livre Pour en finir avec Eddy Bellegueule, mais il y entre aussi énormément d’égocentrisme, de la sorte qui fait que dans la fureur d’être compris on en oublie d’écouter et de comprendre les autres.

Et de leur donner la parole.

 

(Illustration : John Stezaker, The trial, 1978 (détail))

LA FOIRE AUX CLICHÉS : RÉALISME ET “IMITATION”

 

Voici ce qu’on peut lire dans les manuels de dissertation :

« Le roman se définit d’abord comme un récit fictionnel. Pourtant les auteurs ont très vite compris l’intérêt de rattacher à la réalité ces personnages de papier sortis de leur imagination, pour leur donner plus de force et de crédit auprès de leurs lecteurs. Ils ont donc cherché à atténuer les frontières entre leur invention et la réalité.C’est pourquoi on peut en particulier se demander si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel. »

Le sujet a déjà répondu en disant que le roman se définissait d’abord comme une fiction.

Nabokov écrit (et croit si bien dire) le réalisme est « une notion qui reste à définir ». Le sens de cette notion est a priori assez clair, quand il s’applique à des domaines visuels mais se craquèle vite si on commence, par exemple, à parler d’effets spéciaux réalistes, c’est-à-dire qui donnent une impression de réalité, quand bien même ce serait au service d’une histoire d’invasion mondiale par des êtres extra-terrestres déterminés à éradiquer l’humanité.

Quand on se mêle de l’appliquer à la narration, son sens se brouille encore. Signifie-t-il alors : vraisemblable ? logique ? précis ? fidèle à la réalité ? véridique ?

L’imprécision, voire la fausseté de cette notion et le manque de pertinence de cette manière de considérer la fiction sous cet angle sont encore plus évidents quand il s’agit de littérature. Les sujets qui suivent abordent la problématique du traitement des personnages.

Comme d’habitude le traitement de dissertation fait mine d’organiser une réflexion critique en se dirigeant vers une opération de ménagement de la chèvre et du chou : création de personnages = “imitation” du réel + imagination (sans compter que comme d’habitude, des lycéens qui ne sont pas des écrivains et a fortiori des écrivains de fiction sont censés se poser des questions sur la création littéraire).

Or cette conception du réalisme (réalisme = imitation = miroir du réel) n’est pas sans rencontrer d’inévitables écueils.

« En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel. »

Tout d’abord, il est permis douter, comme cela semble aller de nouveau de soi, que le roman « imite le réel » dans quelque mesure que ce soit. Un roman qui le ferait se contenterait peut-être de raconter des faits qui se sont réellement produits. Or cela ne s’appelle un roman que pour des raisons commerciales. La seule forme d’imitation que connaisse la littérature est le pastiche. En fait d’imitation, le roman, est une expérience virtuelle ; le moi qui lit n’a ni yeux pour voir le monde qui lui est décrit, ni mains pour le toucher, ni oreilles pour entendre les paroles des personnages… il n’a que son imagination alimentée par la lecture de signes graphiques organisés.

Même appliquée à la peinture figurative réaliste, la notion de copie du réel est insuffisante ou exagérée car la peinture convertit des sujets en trois dimensions à des images en deux dimensions. Cela dit, la notion de réalisme en peinture a une pertinence car la peinture imite les phénomènes de la vue : couleur, volume, profondeur, lumière.

Mais voyons donc où nous mènera cette question dans un devoir type :

« Suffirait-il donc de mimer ses amis ou connaissances pour faire naître un personnage de roman digne de ce nom ? La création littéraire d’un héros romanesque ne serait-elle qu’une œuvre de copiste ? »

La métaphore est ici à user avec les plus grandes précautions. Même formulée sur le mode interrogatif, cette supposition induit le lecteur en erreur. L’idée qu’un roman puisse être une œuvre de « copiste », même dans le cas d’un roman inspiré de faits réels, est une grossière erreur : tout comme mimer signifie imiter les gestes, les attitudes au moyen de gestes et d’attitudes, un travail de copiste ou de plagiat ne peut porter qu’entre deux supports identiques car le modèle d’un plagiat de roman ne peut être qu’un autre roman.

Mais si le terme de copiste ou de plagiat est à envisager comme une métaphore, la réflexion ne la précise pas. Soit on vient d’énoncer une platitude, soit on parle de romans qui ne racontent que des faits qui se sont réellement produits (par exemple L’adversaire d’Emmanuel Carrère, qui est né des entretiens de l’écrivain avec le meurtrier Richard Romand).

En fait, seules les biographies et les livres d’histoire pourraient  à la rigueur être considérés comme des copies du réel ; mais quand on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose. Même la création d’un personnage de roman à partir de seules observations échappe de facto au soupçon de “plagiat” et de “copie”. Tout simplement parce qu’il s’agit d’un travail d’observation, d’interprétation et de composition, de la conversion d’un monde sensoriel en langage.

Pour dire les choses autrement, la description écrite exhaustive (et illusoire) d’un tableau ne saurait jamais être considérée comme une copie, au sens propre comme au sens figuré. Voir, cependant, les merveilleuses descriptions de tableaux dans les chroniques que Baudelaire a consacrées aux salons de peinture. Leur précision les dote d’un formidable pouvoir évocateur. Pourrait-on pour autant les qualifier de descriptions ?

Mais que serait-ce qu’un roman qui ne serait qu’une œuvre de copiste ? Un plagiat ?

Imaginons le romancier à sa table de travail. Il est évident que son roman n’aura pas pour décor le bureau du romancier et les informations immédiatement transmises par ses sens, c’est-à-dire le réel immédiat. D’ailleurs, même s’il tentait cette expérience : le fait de nommer la table sur laquelle il est en train de travailler relève-t-il de la copie ? Du plagiat ?

Le langage copie-t-il le réel ?

Les mots copient-ils le réel ?

Le mot table est-il une copie de l’objet table ?

Si le roman imite quelque chose, ce n’est pas la vie, les données sensorielles que nous percevons, mais ce qui se passe quand nous (nous) racontons notre vie, que nous faisons le bilan de notre journée ou racontons une anecdote qui nous est arrivée, phénomènes purement verbaux. Pour être plus précis, un roman ne serait pas “l’imitation” de la vie, mais l’imitation, le développement et l’ “agrandissement” de ce qui se passe quand on raconte une anecdote vécue.

(Illustration : Zbigniew Rogalski (détail))

Tintin et le secret de Polichinelle

Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années une partie suffisante du livre du psychanalyste Serge Tisseron (à qui même le Monde Diplomatique fait parfois l’honneur de ses colonnes) Tintin sur le divan ou quelque chose dans ce genre. Je me souviens surtout de l’argument qui m’avait fait abandonner cette lecture frivole, où Tisseron allait jusqu’à déduire de sa lecture psychanalytique du Secret de la licorne une relation homosexuelle entre François de Hadoque et son roi. J’aurais déjà trouvé risqué de tirer des conclusions sur la sexualité d’Hergé mais imaginer une sexualité à des êtres de papier est une des innombrables formes du byzantinisme actuel.

Serge Tisseron est plusieurs fois cité comme une source sérieuse dans le livre de Tom McCarthy Tintin and the secret of literature (non traduit en français), ainsi que Roland Barthes (à qui je ne pardonnerai jamais d’avoir dit que « la langue est fasciste », non pas tant à cause de l’insulte adressée à la langue que de la bêtise profonde et multidimensionnelle de cette sentence). Et quoique cet ouvrage ne soit pas traduit en français, il doit beaucoup aux dérives de l’intellectualisme à la française.
McCarthy soutient que Haddock, qui a assisté à seize représentations au music-hall afin de percer le secret de Bruno l’illusionniste, est réellement fasciné par la Castafiore, d’ailleurs (la transition  logique n’est pas donnée dans le texte, ce qui est une manière de ne pas se mouiller, de dire sans le dire : « j’dis ça et j’dis rien. »), Haddock n’imite-t-il pas la Castafiore en découvrant le tableau de bord de la fusée, commençant à pianoter dessus tout en se livrant à une parodie de L’air des bijoux, (ce qui n’indique pas tant une fascination de Haddock pour la Castafiore que la manière dont Hergé s’amuse à inventer toutes sortes de variantes pour tourner l’opéra en dérision).

McCarthy remarque que dans l’Oreille cassée et surtout à la fin du Temple du soleil , les pierres précieuses servent à cacher un secret l’emplacement et l’existence du temple. McCarthy en tire la conclusion que Les bijoux de la Castafiore cachent eux aussi un silence, un secret. Et ce secret, ce serait, comme par hasard, le clitoris de la Castafiore (1). C’est dans la réalité sociale et historique, dans l’histoire des courtisanes, des danseuses, actrices, artistes, etc., dans l’étrange relation que scellent les cadeaux que reçoit une femme entretenue, qu’il faudrait chercher ce secret. Mais des théoriciens comme McCarthy préfèrent oublier  que le monde d’idées dans lequel ils évoluent n’est qu’un terrain de jeu car s’ils ne l’oubliaient pas, ils ne pourraient pas prendre au sérieux le prestige et la reconnaissance réels que leur attirent leurs divagations. Même si « Quand on cherche, on trouve » ou que « Tous les chemins mènent à Rome » , quand on se veut sémiologue, il n’est pas inutile de déplacer Rome pour les besoins d’une démonstration (ce qu’on appellera prendre un raccourci).

À propos des Sept boules de cristal, voici comment McCarthy résume l’épisode du Music-hall palace : « Quand Haddock entend [la Castafiore], le chien qui se trouve dans sa loge [que MacCarthy n’appelle pas par son nom, même anglais, Snowy] se met à hurler et il doit quitter son siège… » En fait, c’est Haddock, Tintin et Milou qui quittent la loge du capitaine Haddock. Soit. Mais McCarthy continue de la sorte : « … Affaibli, [Haddock] s’appuie contre une colonne, etc. » Certes. À ceci près qu’entre le moment où on quitte la loge et celui où Haddock, “affaibli” s’appuie contre une colonne, Tintin et lui ont erré dans les coulisses, croisé le fakir Ragdalam et madame Yamilah, qui leur ont indiqué la loge de Ramon Zarate, avec qui ils ont pris un verre d’aguardiente ; ce n’est qu’après cela que, retraçant leur chemin, ils repassent par les coulisses, parmi les éléments de décor où Haddock reconnaît la porte de la buvette, qu’il ouvre pour  se cogner à un mur de briques (puisque tout est en trompe l’œil) avant de claquer la porte, faisant tomber tout un pan de décor sur lui, de sous lequel il s’extirpe, un peu sonné et c’est là que, “affaibli”, il s’appuie contre cette fameuse colonne.
Plus loin, McCarthy, tient à assimiler la voix de la Castafiore à une arme redoutable ; il en veut pour preuve que dans Les bijoux de la Castafiore, quand Haddock entend un commentateur de radio annoncer que la cantatrice va se rendre en Amérique du sud, il commente en pensée (je traduis la version anglaise qui est celle à la laquelle se réfère McCarthy)  « et les réduira aussi à des ruines » alors que dans la version originale, il dit sous la forme d’une litote qui m’a toujours beaucoup amusé  « Encore des populations qui vont être durement éprouvées » (la version anglaise a fait passer à la trappe nombre de traits d’humour qui auraient pourtant pu être restituées). Quant à l’évocation supposée du pouvoir destructeur de la voix de la Castafiore, elle coïncide avec la première apparition de la cantatrice, dans Le sceptre d’Ottokar, où Tintin monte dans sa voiture et qu’elle  entame son fameux Air des bijoux ; Tintin remarque qu’« heureusement les vitres sont solides »,  exagération comique,  puisque nous sommes dans l’univers potentiellement catastrophique de la bande dessinée d’aventure.

Autre exemple de fausses preuves : après avoir rappelé que selon Freud, « ce qui est refoulé finit toujours par revenir », McCarthy, n’hésite pas à imbriquer une interprétation fallacieuse dans une autre ; par exemple dans la scène où Haddock raconte aux tziganes comment il a trouvé leur petite Miarka perdue dans la forêt, il ne mentionne pas le fait que la petite fille l’a mordu, ce qui pour McCarthy signifie que Haddock « refoule » la morsure et donc que refouler signifie : décider consciemment et par tact de ne pas évoquer quelque chose. Une lecture rapide et distraite de ce passage permet de faire passer cette falsification de sens comme une lettre à la poste. Mais McCarthy avance, que c’est parce qu’il a « refoulé » l’incident de la morsure, que Haddock sera ensuite mordu par un perroquet puis piqué par une guêpe. A cette occasion, McCarthy n’oublie pas de préciser que c’est ce qui vaut à Haddock de retrouver avec “prick”, c’est-à-dire, en anglais, à la fois un dard (McCarthy envisage le double sens sexuel de Prick parce que pourquoi pas ?), dans le nez.

Plus loin, McCarthy prétend que  que la scène dans L’affaire Tournesol où Tintin et Haddock sont cachés dans la penderie de la Castafiore tandis que leur ennemi Sponz, boit du champagne avec celle-ci, est une scène de voyeurisme. Soit. Mais McCarthy interprète le bouchon de champagne qui saute comme une éjaculation précoce… sauf que, après vérification, cela se produit en présence de deux soldats de l’armée bordure et que ce n’est pas un éclaboussement qui a lieu mais un uppercut envoyé au moyen d’un objet traître, d’où McCarthy ne se gêne pas pour interpréter que « Sponz déverse ses rêves psychotiques ». On pourrait le dire d’Hergé à la rigueur, à ceci près qu’il n’y a pas d’inconscient en création narrative, que tout est déterminé (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’heureuses coïncidences, de correspondances qui sont les surprises que le créateur se fait à lui-même et à ses lecteurs). Si un dessinateur pour la jeunesse pensait au contenu sexuel que des esprits mal tournés seraient susceptibles de déceler dans son travail, il ne dessinerait plus rien (2).

L’esprit de McCarthy (étrange inversion d’ailleurs entre Paul McCarthy prétendant que son plug anal géant est un arbre de Noël et ce Tom McCarthy, qui voit partout la manifestation de l’esprit pervers de Hergé l’ancien boy-scout) va jusqu’à inférer que la scène de L’oreille cassée où Ramon (page 33) s’assoit sur une pelote d’épingles après avoir reçu une balle de revolver dans l’arrière-train est une manière pour Hergé de brocarder l’homosexualité, ce que McCarthy résume par un commentaire en aparté : « You like pricks in your butt, fag? », ce qui veut dire : « Tu aimes les bites dans le cul, petite pédale ? » Toujours le double-sens infantile du mot prick qui ne fonctionne qu’en anglais et que le lecteur est censé interpréter comme une pensée d’Hergé, alors que son auteur est véritablement McCarthy,le sémiologue en roue libre…

(1) Les détours menant à cette conclusion prévisible sont plus divertissants que la conclusion elle-même – puisque soyons sérieux,  où la psychanalyse appliquée n’est-elle pas capable de dénicher des clitoris ? Après tout on se demande bien ce que pourrait trouver d’autre quelqu’un qui prend au sérieux la psychanalyse appliquée aux personnages d’œuvres littéraires. McCarthy ne se privera pas d’insinuer que Haddock veut baiser Tintin (to screw) puisque dans un rêve, il utilise un tire-bouchon (corkscrew) pour déboucher Tintin transformé en bouteille.

(2) Cette possibilité scandaleuse fait l’objet d’une très amusante illustration dans la série Friends, où la pourtant très tolérante Phoebe fait la connaissance d’un homme qui lui plaît mais la choque en lui disant qu’il écrit des romans érotiques pour les enfants, ce qui est un objet théoriquement  impossible.

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (7)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (3): LA POÉSIE ET LE THÉÂTRE

D’où provient selon vous l’émotion que l’on ressent à la lecture d’un texte poétique ? 

Pour le lecteur contemporain, ce sujet fait plutôt penser à la neurologie qu’à la littérature. En lisant le traitement du sujet mis en ligne, on se rend compte que la véritable question est : quels sont les ingrédients de la tradition poétique classique ? Ce n’est pas sans ouvrir un abîme de questionnement puisqu’il semble impossible de réconcilier le problème apparent de la question : les émotions du lecteur en tant qu’individu avec la réponse : la tradition poétique, phénomène culturel, donc collectif (voir chapitre III sous-section 5 : La poésie).

 

– Pensez-vous que la souffrance soit nécessaire à toute poésie ? 

Etant donné que la poésie peut se confier pour mission d’exprimer tout le registre des émotions, on peut se demander pourquoi c’est la souffrance qui est présentée comme emblématique de la poésie. La stratégie binaire de la dissertation oriente la réflexion vers la thèse de la souffrance, l’antithèse des autres fonctions de la poésie et une synthèse forcément controuvée.

Ce sujet repose sur le cliché du poète, de l’artiste qui souffre et fait équivaloir une souffrance exprimée dans une œuvre d’art à une souffrance ressentie par le poète ; à moins qu’il ne s’agisse de la souffrance du lecteur. La première chose à se demander serait peut-être de savoir d’où vient cette idée reçue. D’où vient l’idée selon laquelle le poète souffrirait plus que le commun des mortels ?

Pourquoi le sujet n’est-il pas formulé comme suit : d’où vient-il que nous associons la poésie à l’expression de la souffrance, plus particulièrement de la souffrance psychologique ?

 

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS : LE THÉÂTRE

Pensez-vous comme Anne Ubersfeld que le spectateur soit attiré par les idées contenues dans une pièce de théâtre ? 

Ce sujet est formulé de manière parfaitement fantaisiste. De quel spectateur parle-t-on ? Pourquoi faut-il encore une fois se livrer à des contorsions intellectuelles pour apporter un peu de sens à cette question (en prenant le risque d’être hors sujet, ce qui ne serait pas le cas si la dissertation était l’art de bien poser les problèmes (j’y reviendrai) ? Peut-on imaginer un spectateur disant « Je vais voir telle pièce pour les idées qu’elle contient mais pas pour ce qu’elle raconte ? » Il existe de facto un théâtre qui est aussi un théâtre d’idées et pas seulement un théâtre de situations. La cantatrice chauve de Ionesco a beau être résolument absurde, voici ce qu’en dit l’auteur : Propos radiophoniques 1964 : « Les gens parlent sérieusement, ils se prennent au sérieux et il disent la plupart du temps des bêtises. Nicolas Bataille n’avait pas besoin d’une distribution spéciale. C’étaient de très jeunes comédiens… et puis alors, il s ont pris un parti, c’est-à-dire de jouer la pièce d’une façon très comique avec beaucoup de gags, à la façon des frères Marx. Ils ont répété une dizaine ou une quinzaine de jours et puis ils se sont aperçus que ça n’allait pas. Alors on a décidé de la jouer d’une autre façon, c’est-à-dire de la jouer d’une façon sérieuse, comme si c’était une vraie pièce, parce que cette pièce s’appelait et s’appelle encore une antipièce. Alors il y avait un décalage entre le jeu très très sérieux des comédiens et le langage absolument bouffon. Cette antipièce est donc, dans un certain sens, une pièce réaliste. »

La question n’est pas de savoir quel public ne se contente pas du théâtre de boulevard. De plus, par « le théâtre », on entend les deux ou trois pièces de théâtre vues au cours de l’année. Pourquoi ne pas demander tout simplement au lycéen de résumer par exemple l’histoire des Noces de Figaro, d’en exposer les enjeux et d’expliquer le rôle des différents personnages ?

 

– Molière affirmait « Le Théâtre n’est fait que pour être vu ». Commentez cette affirmation en vous appuyant sur des exemples précis.
On pourrait répondre en disant que l’avis de Molière n’engage que lui.

On pourrait aussi répondre par une pirouette grammaticale parfaitement admissible en disant que le théâtre était un lieu d’exhibition sociale (le théâtre est fait pour qu’on y soit vu).  S’agit-il vraiment de comparer l’expérience de la représentation théâtre et celle de la lecture du texte, de faire dire au lycéen, peut-être, que quand on lit un texte théâtral, on ne risque pas d’être déconcentré par les quintes de toux du voisin  ? (ou celles du comédien, en l’occurrence, le formidable Denis Lavant jouant Elisabeth II de Thomas Bernhard)

 

– Le théâtre est-il un monde ?

Sujet incompréhensible. Je serai reconnaissant à la personne qui m’enverra une proposition de traitement ou de plan, ou une présentation de la problématique.

Je répondrai par une question : Le monde est-il un monde ? (À SUIVRE)

(Photographie : Ruby Lee (sur Ruby’s blog))

DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (5)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (1): LE ROMAN

(Je tiens à préciser que les billets qui suivent ne commentent que la formulation des sujets. Une critique des traitements (modèles de dissertation) sera bientôt publiée.)

Pour vous, un personnage de roman doit-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ?

Inutile de revenir sur l’hypocrite « Pour vous ». En revanche, ce sujet illustre un autre symptôme propre à la dissertation sous la forme de ce « doit-il », qui donne l’impression qu’on est en train de parler des règles qui encadrent la création de fictions, comme si celles-ci existaient au préalable (alors qu’il n’y a que des traditions, des conventions, des genres, des écoles, que les écrivains, sont libres de suivre, de détourner ou de pulvériser). Encore une fois, même s’il s’agit d’une convention propre à la dissertation, d’une formule creuse qu’il faudrait convertir, il s’agit d’une convention trompeuse. Le lycéen, qui est un lecteur et non un écrivain, parle de la fiction en tant que lecteur, et en tant que lecteur, il ne lui appartient pas de décider ou d’établir qu’un personnage doit être comme ceci ou comme cela ; en tant que lecteur, il est mis devant le fait accompli. Ce dont il est encore une fois question, c’est le “réalisme” appliqué aux personnages de romans, “réalisme” considéré comme allant de soi alors qu’il soulève de très nombreuses questions et que les écrivains qui ont critiqué cette notion n’abondent pas du tout dans le sens qu’en donne conventionnellement la dissertation, sens qui comme le dit Nabokov, « reste à définir » (problème de tout ce qui va de soi) ; nous verrons plus loin que ce qui est considéré comme ressortissant du réel ou de la caricature, par exemple, est très discutable et arbitraire.

La vraie question est peut-être : « Un personnage de roman peut-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ? ». Il est malencontreux que le sujet se trompe (et trompe le rédacteur de la dissertation) sur un point aussi élémentaire que le choix d’un verbe défectif.

Dans les deux cas « Un personnage de roman doit-il avoir… » et « Un personnage de roman peut-il avoir… », la question n’a à peu près aucun intérêt car sa réponse tient en trois lettres : non. A moins qu’une personne réelle sente le papier (ou le sapin à partir duquel on fait du papier, ce qui n’arrive que de manière métaphorique), qu’elle soit numérotée en bas de page et qu’on puisse littéralement lire en elle comme dans un livre ouvert. Un personnage de roman ne saurait avoir aucun des attributs d’une personne réelle, quand bien même il serait prélevé dans un roman d’Emile Zola. C’est une créature de papier et de mots, une chimère dont le « réalisme » n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit fidèlement inspirée du réel ou non. Dan Simmons ou Stephen King emploient des trésors de réalisme pour nous faire croire à des vampires colonisateurs de l’esprit, à des demoiselles douées de télékinésie ou aux occupants d’un hôtel maléfique. Isaac Asimov imagine ou anticipe le thème des machines pensantes et émotives et il a tout intérêt à le faire de manière crédible. A cet égard, comme la littérature fantastique, la science-fiction est un genre réaliste.

En réalité, ce sujet invite à traiter du réalisme des personnages dans le roman. Et il faut partir de l’acception conventionnelle selon laquelle la littérature réaliste serait une littérature “inspirée de la réalité”, explication qui ne va pas sans son cortège de questions (d’ailleurs jamais débattues dans les sujets de dissertation).

Je renvoie à Stevenson, qui dans Essais sur l’art de la fiction parle du réalisme du théâtre. Où identifie-t-il ce réalisme ? Dans les thèmes abordés ? Dans le fait que le texte peut ressembler à une conversation ?  (on peut d’ailleurs se demander si une pièce de théâtre est plus réaliste quand elle est lue ou quand elle est jouée) Pas du tout : dans le fait que les personnage de théâtre sont joués par des acteurs en chair et en os.

Ce sujet et la notion fantomatique de réalisme en littérature éludent donc volontairement le fait que la lecture est une fonction artificielle (le simple fait de percevoir le monde requiert un apprentissage) et que ce qui fait un personnage de livre, dénué d’apparence physique, qu’on ne perçoit directement par aucun des sens (vue, ouïe, odorat, toucher, goût), n’a rien à voir avec les mécanismes de perception ; ce qu’on perçoit, ce sont des mots ; or l’expérience du réel ne produit jamais que la seule chose qu’on perçoive d’une personne proche soit exclusivement des mots. Sauf dans la relation épistolaire (encore faudrait-il choisir entre vivre et écrire).

Oscar Wilde, à qui on posait la question « Quel est l’événement le plus triste qui soit arrivé dans votre vie ? » répondit « La mort de Lucien de Rubempré. »

Les personnages de fiction ont toutes les caractéristiques d’une seule catégorie de vivants : les absents. (À SUIVRE)

(Photographie : Thorsten Brinkmann, titre inconnu & Karl Schrank von Gaul (2008) détails)