Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années une partie suffisante du livre du psychanalyste Serge Tisseron (à qui même le Monde Diplomatique fait parfois l’honneur de ses colonnes) Tintin sur le divan ou quelque chose dans ce genre. Je me souviens surtout de l’argument qui m’avait fait abandonner cette lecture frivole, où Tisseron allait jusqu’à déduire de sa lecture psychanalytique du Secret de la licorne une relation homosexuelle entre François de Hadoque et son roi. J’aurais déjà trouvé risqué de tirer des conclusions sur la sexualité d’Hergé mais imaginer une sexualité à des êtres de papier est une des innombrables formes du byzantinisme actuel.
Serge Tisseron est plusieurs fois cité comme une source sérieuse dans le livre de Tom McCarthy Tintin and the secret of literature (non traduit en français), ainsi que Roland Barthes (à qui je ne pardonnerai jamais d’avoir dit que « la langue est fasciste », non pas tant à cause de l’insulte adressée à la langue que de la bêtise profonde et multidimensionnelle de cette sentence). Et quoique cet ouvrage ne soit pas traduit en français, il doit beaucoup aux dérives de l’intellectualisme à la française.
McCarthy soutient que Haddock, qui a assisté à seize représentations au music-hall afin de percer le secret de Bruno l’illusionniste, est réellement fasciné par la Castafiore, d’ailleurs (la transition logique n’est pas donnée dans le texte, ce qui est une manière de ne pas se mouiller, de dire sans le dire : « j’dis ça et j’dis rien. »), Haddock n’imite-t-il pas la Castafiore en découvrant le tableau de bord de la fusée, commençant à pianoter dessus tout en se livrant à une parodie de L’air des bijoux, (ce qui n’indique pas tant une fascination de Haddock pour la Castafiore que la manière dont Hergé s’amuse à inventer toutes sortes de variantes pour tourner l’opéra en dérision).
McCarthy remarque que dans l’Oreille cassée et surtout à la fin du Temple du soleil , les pierres précieuses servent à cacher un secret l’emplacement et l’existence du temple. McCarthy en tire la conclusion que Les bijoux de la Castafiore cachent eux aussi un silence, un secret. Et ce secret, ce serait, comme par hasard, le clitoris de la Castafiore (1). C’est dans la réalité sociale et historique, dans l’histoire des courtisanes, des danseuses, actrices, artistes, etc., dans l’étrange relation que scellent les cadeaux que reçoit une femme entretenue, qu’il faudrait chercher ce secret. Mais des théoriciens comme McCarthy préfèrent oublier que le monde d’idées dans lequel ils évoluent n’est qu’un terrain de jeu car s’ils ne l’oubliaient pas, ils ne pourraient pas prendre au sérieux le prestige et la reconnaissance réels que leur attirent leurs divagations. Même si « Quand on cherche, on trouve » ou que « Tous les chemins mènent à Rome » , quand on se veut sémiologue, il n’est pas inutile de déplacer Rome pour les besoins d’une démonstration (ce qu’on appellera prendre un raccourci).
À propos des Sept boules de cristal, voici comment McCarthy résume l’épisode du Music-hall palace : « Quand Haddock entend [la Castafiore], le chien qui se trouve dans sa loge [que MacCarthy n’appelle pas par son nom, même anglais, Snowy] se met à hurler et il doit quitter son siège… » En fait, c’est Haddock, Tintin et Milou qui quittent la loge du capitaine Haddock. Soit. Mais McCarthy continue de la sorte : « … Affaibli, [Haddock] s’appuie contre une colonne, etc. » Certes. À ceci près qu’entre le moment où on quitte la loge et celui où Haddock, “affaibli” s’appuie contre une colonne, Tintin et lui ont erré dans les coulisses, croisé le fakir Ragdalam et madame Yamilah, qui leur ont indiqué la loge de Ramon Zarate, avec qui ils ont pris un verre d’aguardiente ; ce n’est qu’après cela que, retraçant leur chemin, ils repassent par les coulisses, parmi les éléments de décor où Haddock reconnaît la porte de la buvette, qu’il ouvre pour se cogner à un mur de briques (puisque tout est en trompe l’œil) avant de claquer la porte, faisant tomber tout un pan de décor sur lui, de sous lequel il s’extirpe, un peu sonné et c’est là que, “affaibli”, il s’appuie contre cette fameuse colonne.
Plus loin, McCarthy, tient à assimiler la voix de la Castafiore à une arme redoutable ; il en veut pour preuve que dans Les bijoux de la Castafiore, quand Haddock entend un commentateur de radio annoncer que la cantatrice va se rendre en Amérique du sud, il commente en pensée (je traduis la version anglaise qui est celle à la laquelle se réfère McCarthy) « et les réduira aussi à des ruines » alors que dans la version originale, il dit sous la forme d’une litote qui m’a toujours beaucoup amusé « Encore des populations qui vont être durement éprouvées » (la version anglaise a fait passer à la trappe nombre de traits d’humour qui auraient pourtant pu être restituées). Quant à l’évocation supposée du pouvoir destructeur de la voix de la Castafiore, elle coïncide avec la première apparition de la cantatrice, dans Le sceptre d’Ottokar, où Tintin monte dans sa voiture et qu’elle entame son fameux Air des bijoux ; Tintin remarque qu’« heureusement les vitres sont solides », exagération comique, puisque nous sommes dans l’univers potentiellement catastrophique de la bande dessinée d’aventure.
Autre exemple de fausses preuves : après avoir rappelé que selon Freud, « ce qui est refoulé finit toujours par revenir », McCarthy, n’hésite pas à imbriquer une interprétation fallacieuse dans une autre ; par exemple dans la scène où Haddock raconte aux tziganes comment il a trouvé leur petite Miarka perdue dans la forêt, il ne mentionne pas le fait que la petite fille l’a mordu, ce qui pour McCarthy signifie que Haddock « refoule » la morsure et donc que refouler signifie : décider consciemment et par tact de ne pas évoquer quelque chose. Une lecture rapide et distraite de ce passage permet de faire passer cette falsification de sens comme une lettre à la poste. Mais McCarthy avance, que c’est parce qu’il a « refoulé » l’incident de la morsure, que Haddock sera ensuite mordu par un perroquet puis piqué par une guêpe. A cette occasion, McCarthy n’oublie pas de préciser que c’est ce qui vaut à Haddock de retrouver avec “prick”, c’est-à-dire, en anglais, à la fois un dard (McCarthy envisage le double sens sexuel de Prick parce que pourquoi pas ?), dans le nez.
Plus loin, McCarthy prétend que que la scène dans L’affaire Tournesol où Tintin et Haddock sont cachés dans la penderie de la Castafiore tandis que leur ennemi Sponz, boit du champagne avec celle-ci, est une scène de voyeurisme. Soit. Mais McCarthy interprète le bouchon de champagne qui saute comme une éjaculation précoce… sauf que, après vérification, cela se produit en présence de deux soldats de l’armée bordure et que ce n’est pas un éclaboussement qui a lieu mais un uppercut envoyé au moyen d’un objet traître, d’où McCarthy ne se gêne pas pour interpréter que « Sponz déverse ses rêves psychotiques ». On pourrait le dire d’Hergé à la rigueur, à ceci près qu’il n’y a pas d’inconscient en création narrative, que tout est déterminé (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’heureuses coïncidences, de correspondances qui sont les surprises que le créateur se fait à lui-même et à ses lecteurs). Si un dessinateur pour la jeunesse pensait au contenu sexuel que des esprits mal tournés seraient susceptibles de déceler dans son travail, il ne dessinerait plus rien (2).
L’esprit de McCarthy (étrange inversion d’ailleurs entre Paul McCarthy prétendant que son plug anal géant est un arbre de Noël et ce Tom McCarthy, qui voit partout la manifestation de l’esprit pervers de Hergé l’ancien boy-scout) va jusqu’à inférer que la scène de L’oreille cassée où Ramon (page 33) s’assoit sur une pelote d’épingles après avoir reçu une balle de revolver dans l’arrière-train est une manière pour Hergé de brocarder l’homosexualité, ce que McCarthy résume par un commentaire en aparté : « You like pricks in your butt, fag? », ce qui veut dire : « Tu aimes les bites dans le cul, petite pédale ? » Toujours le double-sens infantile du mot prick qui ne fonctionne qu’en anglais et que le lecteur est censé interpréter comme une pensée d’Hergé, alors que son auteur est véritablement McCarthy,le sémiologue en roue libre…
(1) Les détours menant à cette conclusion prévisible sont plus divertissants que la conclusion elle-même – puisque soyons sérieux, où la psychanalyse appliquée n’est-elle pas capable de dénicher des clitoris ? Après tout on se demande bien ce que pourrait trouver d’autre quelqu’un qui prend au sérieux la psychanalyse appliquée aux personnages d’œuvres littéraires. McCarthy ne se privera pas d’insinuer que Haddock veut baiser Tintin (to screw) puisque dans un rêve, il utilise un tire-bouchon (corkscrew) pour déboucher Tintin transformé en bouteille.
(2) Cette possibilité scandaleuse fait l’objet d’une très amusante illustration dans la série Friends, où la pourtant très tolérante Phoebe fait la connaissance d’un homme qui lui plaît mais la choque en lui disant qu’il écrit des romans érotiques pour les enfants, ce qui est un objet théoriquement impossible.