Microlithe du 7 octobre 2023

J’ai eu hier l’occasion d’expliquer à une élève japonaise ce que c’est que la mauvaise foi. Ce que j’ignorais et que m’apprend la vidéo de l’émission Karambolage La mauvaise foi, un art très français, c’est que Jean-Paul Sartre (dont une paresse bien inspirée et mes préjugés m’ont toujours tenu éloigné, probablement à cause de son ennuyeux statut de mandarin et de sa complaisance vis-à-vis des communismes stalinien et maoïste) s’était approprié cette notion dans Huis clos pour en déformer la définition ; selon lui l’homme naissait libre – ce qui ne veut rien dire depuis que Rousseau l’a écrit, à moins de décider que la liberté, c’est la dépendance totale vis-à-vis de la mère.
L’enseignement secondaire occidental nous gave comme des oies de cette notion de liberté. Elle ne nous en donne jamais de définition, se contentant de nous persuader que libres, nous le sommes puisqu’on nous le dit, et de source sûre : l’enseignement occidental lui-même (pour simplifier ; il est républicain en France, fédéral en Belgique, pour la différence que cela fait).
L’enseignement français ou belge ne nous apprendra peut-être jamais ce que c’est qu’un raisonnement circulaire, ce que signifie être juge et partie, pas plus qu’il ne nous enseignera les déductions logiques de la phrase : « L’histoire est écrite par les vainqueurs » (que notre histoire est mensongère).
Pour revenir à nos moutons sartriens, la définition de l’existentialisme conceptualisé par Sartre est que « L’existence précède l’essence », ce qui peut ne pas avoir beaucoup de sens quand on a trop longtemps baigné dans la laïcité (l’ignorance). Cela en prend beaucoup plus quand on saisit que c’est une inversion de l’idée infiniment plus ancienne (et donc peut-être plus sage) selon laquelle un principe de vie, de conscience, qu’on pourrait appeler Dieu (ou le nom inconnu parmi 100, selon la sagesse coranique), précède l’existence. Dans la mesure ou cette croyance est vieille de dizaines de milliers d’années, j’aurais tendance à penser que « ça marche même si on n’y croit pas »*. D’une part, son inversion, le matérialisme, mène à la folie totale : voir les déclarations de Laurent Alexandre et Yuval Noah Harari sur le “transhumanisme”, le contrôle total de la vie menant à l’immortalité, à l’euthanasie de la mort (sic), d’autre part, la primauté donnée à l’existence (donc terrestre, donc humaine, donc individuelle) introduit le programme de toutes les dérives de la divinisation de l’être humain ; on en revient aux délires de Laurent Alexandre, entre autres, où tout à fait logiquement, une minorité d’humains auto-divinisés règne sur la majorité. Nous pouvons observer les effets de cette cheptellisation de l’humanité depuis 2020.
Pour Sartre le stalinien, l’homme naissait libre et ce qu’il appelait la mauvaise foi était la négation de cette liberté. Mon élève japonaise disait trouver cela compliqué. C’est vrai, mais largement parce que la philosophie moderne (occidentale) s’acharne à déformer et à obscurcir des notions traditionnelles. Une des définitions de liberté étant la liberté de choisir entre le bien et le mal. C’est le libre arbitre chrétien. Tandis que la philosophie moderne (post-révolutionnaire en gros) détruit par le relativisme toute notion de bien et de mal.
Si Sartre a falsifié la notion de mauvaise foi, c’est pour faire croire que la liberté de l’homme à la naissance était une évidence… puisqu’elle est contestée par la mauvaise foi, et que la mauvaise foi est le refus d’admettre une évidence (ou ses propres erreurs)… 
Rousseau a écrit le premier que l’homme naissait libre (donc logiquement de toute filiation ? de toute connexion avec le monde ?). Il l’a démontré par ses actes, en « libérant » tous les enfants qu’il a eus : en les abandonnant.

* C’est le physicien Niels Bohr qui, à un journaliste s’étonnant de la présence d’un porte-bonheur fixé au dessus de la porte d’entrée de son chalet, a répondu : « Il paraît que ça marche même si on n’y croit pas  ». Ce n’est pas un paradoxe. C’est un aveu.

2 réflexions sur « Microlithe du 7 octobre 2023 »

  1. Bonjour Ludovic,

    J’ai bien reçu et lu ton dernier texte sur la mauvaise foi et Sartre.

    Voici mon point de vue personnel qui va t’étonner : je pense que Sartre a raison sur un point. Notre liberté est infinie, du fait de la liberté infinie de notre imagination, et ce gouffre de liberté nous condamne non seulement à ce gouffre mais au prix – abyssal lui aussi – de cette liberté : la responsabilité. Face à cette condamnation, la facilité consiste à nier l’étendue de cette liberté et sa responsabilité corrélative, et cette négation, Sartre l’appelle la mauvaise foi. Je dirais pour ma part que cette mauvaise foi est tout simplement l’instinct de sécurité qui nous fait reculer face à ce gouffre ; cet instinct est tout simplement animal. L’animal lui aussi recule en voyant le gouffre.

    En revanche, je ne pense pas que nous naissions infiniment libre, mais entravé plutôt par tout notre karma et toutes les entraves morales, idéologiques et sociales imposées par notre entourage familial et social. Nous naissons avec une étincelle de liberté enchaînée de mille façons. Nous naissons dans la servitude sans le savoir et peu à peu nous prenons conscience de cette servitude, entrevoyant ainsi la liberté infinie. Puis nous décidons ou pas de dire non à ces chaînes, ce « dire-non » est une manifestation de notre liberté. Sartre appelle ce « dire-non » le non-être. Ceux qui préfèrent la sécurité des chaînes, disent non eux aussi finalement, mais ils disent non à la libération, car cette libération les entraînerait dans le gouffre de la liberté et de la responsabilité corrélative.

    Tout compte fait, pour Sartre, il y a la bonne négation, le non-être, et la mauvaise négation, la mauvaise foi ; la bonne négation dit non aux entraves de la liberté, et la mauvaise négation dit non au gouffre de cette liberté.

    Pour autant, je ne pense pas comme Sartre que ce pouvoir de dire non va instituer notre liberté, qui elle-même va instituer notre essence. Selon moi, le pouvoir de dire non est un aspect seulement de notre liberté et donc de notre essence, et, toujours selon moi, cette liberté elle-même n’est qu’une forme dévoyée de la souveraineté de notre âme. Pour aller jusqu’au bout, je dirais que la liberté est une déchéance de la souveraineté de notre âme, qui est notre essence, qui précède donc la liberté : notre existence. À l’inverse de Sartre, je dirais donc que notre essence précède notre existence. Et pour être tout à fait radical, je dirais que la liberté est une souveraineté en souffrance, en perdition, en expiation… la liberté est une souveraineté douloureusement éprouvée qui fonde notre existence douloureuse, mais une liberté qui a la possibilité de choisir de redevenir souveraine.

    À bientôt,

    Lotfi

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    1. Ma lecture de la liberté dès la naissance selon Sartre et Rousseau est peut-être trop littérale, peut-être pas exclusive de ton interprétation éclairée. En tout cas, je suis ravi qu’elle ait donné lieu aux précisions que tu apportes.
      Et je ne savais pas ce que c’était que le « non-être ». Je connaissais seulement cette version : il y a deux sortes d’arbres : le hêtre et le non-hêtre.

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