DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (3)

LES CONSIGNES DE LA DISSERTATION : RÉFLEXIONS GÉNÉRALES (1)

« Les élèves sont invités à ne pas considérer la dissertation comme un exercice purement formel mais à mettre l’accent sur le contenu. Il s’agit de mener une réflexion personnelle qui se fonde sur des connaissance solides acquises dans le cours de l’année. » (La dissertation en français Aude Lemeunier, page 7 et 8)

Nous allons voir quels moyens se donne, ceux qu’elles confisque et les conditions qu’elle pose pour faire semblant d’arriver à une réflexion personnelle.

Voici donc comment on présente l’exercice de la dissertation littéraire (j’emprunte les citations qui suivent au manuel La dissertation en français Aude Lemeunier, Hatier, 2008) :

« La dissertation est un exercice qui contribue à la formation du jugement critique et qui est propice à l’évaluation de son exposition. Elle contribue à la formation de l’esprit critique par sa démarche même. »

(Français, classes de seconde et de première, Accompagnement des programmes CNDP, septembre 2001)

Le programme semble honorable et me rappelle tous les espoirs que j’ai fondés à l’époque sur la dissertation, comme tous les lycéens curieux de se découvrir et de se révéler au monde et à eux-mêmes, espérant y trouver un terrain d’expression et de réflexion personnelle ; même si un autre constat évident s’impose : quel individu est plus dénué d’expérience, plus imprégné de préjugés, plus influençable, plus perméable à son époque, bref, moins prédisposé à la réflexion personnelle qu’un adolescent ?

La dissertation est donc présentée comme

« un exercice de la délibération – elle confronte des arguments divers, voire divergents, et s’efforce de confronter de thèses en présence. Elle suppose aussi le respect de l’opinion proposée, qui doit être examinée avec attention, analysée selon différents points de vue, en évitant la tentation d’y adhérer ou de la contredire d’emblée [c’est moi qui souligne]. Elle est ainsi un apprentissage de l’esprit critique. En effet, l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale invite à ne pas prendre une position tranchée. La dissertation est enfin un apprentissage de la délibération réfléchie. Elle débouche sur une prise de position. »

(Français, classes de seconde et de première, Accompagnement des programmes CNDP, septembre 2001)

Quand on la lit avec confiance, puisqu’elle émane d’un manuel sérieux, l’explication qui précède a tout l’air de dire des choses sensées. Pourtant, et malgré le fait qu’elle décrit objectivement les consignes de la dissertation, elle ne résiste pas très bien à une lecture attentive :

[La dissertation apparait donc] comme un exercice de la délibération 

Le dictionnaire donne pour le verbe délibérer deux emplois : discuter à plusieurs afin de parvenir à un accord et réfléchir avant de prendre une décision (ou disons, de prendre une position sur un problème donné)

– elle confronte des arguments divers, voire divergents, et s’efforce de confronter des thèses en présence. 

Cela ne veut pas dire grand-chose : la seule thèse en présence étant, au départ, celle qui est formulée par le sujet de dissertation que, curieusement, le lycéen est censé tour à tour confirmer puis infirmer (thèse et antithèse).

Elle suppose aussi le respect (sic) de l’opinion proposée, 

Etrange injonction que ce respect de l’opinion proposée. Le cas échéant, serait-ce lui manquer de respect que de la contredire ?

… qui doit être examinée avec attention, 

ce qui va de soi, puisqu’il s’agit – théoriquement – de la critiquer.

… analysée selon différents points de vue, 

Tous les points de vue, sauf celui de la personne qui disserte puisqu’une des prescriptions de la dissertation est que le sujet je n’y a pas droit de cité. Il était stipulé dans la présentation de l’exercice que le lycéen n’est pas censé « paraphraser le point de vue d’un critique ». Faut-il comprendre que le lycéen est relégué au rôle d’arbitre d’une discussion qui a lieu sans lui mais qu’il a la charge d’alimenter ?

… en évitant la tentation d’y adhérer ou de la contredire d’emblée 

Cette incitation à la circonspection est utile quand on connaît l’esprit de contradiction des adolescents ; d’ailleurs, il suffit souvent de se souvenir de l’adolescent que nous avons été… Cela dit, l’expression « d’emblée » laisse supposer que l’élève pourra la contredire plus loin dans son argumentation, possibilité qui n’est jamais évoquée dans les corrigés de dissertation. A moins qu’il ne faille donner à l’expression « prendre position », comme on le verra, le sens inédit de faire un pas en avant puis un pas en arrière. 

Elle est ainsi un apprentissage de l’esprit critique. 

En fait, un véritable apprentissage de l’esprit critique consisterait peut-être non pas à inventer le pour et le contre de tel ou tel sujet de dissertation pour les confronter, mais à débusquer ce que le sujet même ou sa formulation contiennent de présupposés non vérifiés, voire d’absurdité (et nous verrons dans la partie consacrée aux sujets que les présupposés non vérifiés y sont une denrée proliférante).

En effet, l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale invite à ne pas prendre une position tranchée. 

On se serait attendu au contraire à ce que “l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale” invite à « prendre une position tranchée » puisqu’ils la réfutent. Le lycéen est peut-être censé rester dans l’état de sidération que peut produire la confrontation de deux opinions antagonistes et c’est peut-être cela qu’on appelle « réflexion personnelle » et « esprit critique ».

Cela dit, le verbe invite commence à s’expliquer si on rétablit son sujet véritable, qui n’est pas vraiment  « l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale » (ce qui rend la phrase totalement contradictoire), mais « Nous, les instances qui émettons les règles de la dissertation ».

Ainsi, « l’examen des arguments qui viennent réfuter la proposition initiale  invite » ne signifie pas autre chose que :      « Le lycéen qui entreprend de rédiger une dissertation est sommé de ».

Pourquoi utiliser le verbe « invite » si ce n’est pour éviter d’avoir recours au vocabulaire prescriptif, vocabulaire de l’autorité ; le tour de passe-passe consiste à remplacer le vocabulaire de l’autorité par l’esprit « il va de soi que… ».

L’esprit critique est donc implicitement défini comme une manière de s’abstenir de formuler un avis tranché. On saura gré aux écrivains de ne pas avoir suivi la même ligne et on imagine mal L’aurore titrant à la place de « J’accuse » « Il me semble que peut-être les responsables éventuels de l’affaire pourraient être recherchés parmi… »

Chose étrange que cet esprit “critique” qui ne se mouille pas. Critiquer, mettre en crise, ce n’est pas paralyser sa propre faculté de jugement en débusquant systématiquement ce qui pourrait contredire nos opinions bien réfléchies : c’est là le travail d’un contradicteur. Critiquer, c’est au contraire déceler les forces et les faiblesses  des arguments des autres et des siens, arguments toujours exprimés sur des questions précises, contrairement à la dissertation, qui les fait reposer sur de vastes et plates généralités.

Mais comme on a dit plus haut que la dissertation était « un exercice de l’esprit critique »…

La dissertation est enfin un apprentissage de la délibération réfléchie. Elle débouche sur une prise de position. 

J’insiste de nouveau sur l’étrangeté de cette invitation à délibérer seul. Quant au second point, prendre position ou ne pas prendre position ? Il semble qu’il soit permis de prendre position une fois qu’on s’est amputé de ses membres, dirais-je pour filer la métaphore. Les prescriptions ne disent pas comment on se coupe le bras qui reste.

Après les objectifs sont indiqués les repères suivants :

« Il est recommandé que [le jugement de l’élève ne soit pas neuf et original, mais] personnel, c’est-à-dire qu’il ne se borne pas à recopier ou résumer un point de vue trouvé ici ou là chez un critique. Pour autant, il ne peut pas y avoir d’originalité [c’est moi qui souligne] au sens littéraire du terme. »

Etant donné que, comme l’indique la citation un peu plus bas dans le même chapitre, « Les épreuves portent sur les contenus du programme [c’est moi qui souligne], non sur la virtuosité rédactionnelle ou la conformité à une contrainte formelle », on se demande ce qui reste de la possibilité d’un point de vue personnel.

Surtout quand on examine, comme je vais le faire, les autres contraintes qui encadrent l’exercice. (À SUIVRE)

(Illustration : Thomas Allen)

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