Quand j’avais douze ans, en classe de cinquième, le professeur de français nous a demandé d’écrire un poème sur un sujet totalement libre. Je me souviens de l’étonnement suscité par le poème d’un garçon de la classe dont la simplicité et la sincérité avait touché tout le monde. Je me souviens de la justesse des deux premiers vers de son poème : « Papa a le visage pâlot, il a pris ses couleurs à l’eau. » Le père en question allait peindre en haut d’une colline.
Tant que nous serions au collège, nous ferions de la rédaction, de l’explication de texte, de la composition. Même quand le sujet ne nous plaisait pas particulièrement, nous nous arrangions pour le rendre amusant, sachant que nous serions notés sur la correction de l’expression, la structure d’ensemble, la clarté.
Au lycée, nous avons changé de monde.
L’exercice d’introduction à la redoutable dissertation s’appelait le résumé-discussion. Ce n’est que très tardivement, quand j’ai commencé à examiner ma frustration rétrospective face à cet exercice que m’a frappé la contradiction interne contenue dans le nom de l’exercice même : le moins qu’on puisse dire est qu’il s’agit là d’un emploi très élargi de la notion de discussion puisqu’il n’implique aucune intervention orale et qu’elle est le produit du travail d’une seule personne : celle qui rédige (c’est-à-dire le lycéen). Je ne dis pas que ce glissement est volontaire ; ce que je dis, c’est qu’on n’a rien fait pour l’empêcher au nom d’une méfiance moderne (que nous appelons désormais postmoderne pour faire les intéressants) envers le langage et la précision.
En passant du collège au lycée, de l’explication de texte au résumé-discussion et à la dissertation, on passait de l’exercice d’expression (avec ce qu’il pouvait avoir de stimulant, ce qu’on était libre d’y mettre de soi-même) à la corvée. Pourtant, avec ses allures ingrates de procès verbal rhétorique, par quelque bout qu’on la prenne, la dissertation aboutissait toujours à faire l’éloge de la littérature, de l’esprit critique et des arts en général. Son aspect artificiel et excessivement théorique donnait malgré tout l’impression que ces choses-là étaient mortes ou muséifiées et que la dissertation était la vitre épaisse à laquelle il était possible de voir ce qu’il en restait. Comment se fait-il qu’aucun écrivain n’ait jamais choisi cette forme pour défendre ses idées ? Et comment se fait-il qu’aucun essai critique adressé au grand ni au petit public n’ait jamais été consacré à ce sujet ? Je proposerai des réponses à ces questions tout au long des chapitres qui suivent, dans lesquels je me propose de mettre au jour les innombrables ornières et contradictions où s’enfonce cet exercice.
Voici la très bonne présentation que fait la page Wikipédia de la dissertation :
« Dans le cycle collégien et lycéen, la dissertation est une argumentation sur un sujet ou une idée où l’élève doit être impartial dans son explication. En second temps il faut se rappeler que la dissertation est une trace écrite où il faut défendre et réfuter le sujet en même temps [c’est moi qui souligne]. La dissertation telle que systématiquement et strictement appliquée dans le système scolaire est peu employée par les philosophes eux-mêmes. C’est en effet un exercice qui s’oppose spontanément au cours régulier de la pensée, en la « tordant » au service d’une problématique. […] Il est toutefois rare de lire des critiques publiques contre cet exercice, tant il s’est imposé dans les esprits et dans les faits comme un standard – parfois mythifié – du système scolaire français et du recrutement de ses élites. »
En lisant sur les forums les réactions désemparées de lycéens devant décider par exemple si « le théâtre est un monde », si « dans les romans épistolaires, il faut choisir entre vivre et écrire » ou si « le roman est un miroir qui marche le long d’une route », j’ai mal pour eux.
Dans son essai La dissert’ de philo (sic), le sociologue Patrick Rayou souligne que les adolescents restent attachés à cet exercice, qu’ils continuent à percevoir comme la promesse d’un espace d’expression personnelle. Patrick Rayou constate que les productions concrètes restent dans leur totalité, d’une désarmante impersonnalité. Le sociologue apporte à ce paradoxe des explications contextuelles sociologiques et psychologiques qui, quoique vraisemblables, me semblent surtout trahir le désir de chercher les vraies explications partout sauf là où elles sont.
En effet, ce qu’il ignore ou feint d’ignorer, c’est que, entre la formulation des sujets et les contraintes de la dissertation, notamment le carcan thèse-antithèse-synthèse, ainsi que les conditions implicites que je vais passer en revue, tout est fait pour neutraliser l’expression d’une pensée personnelle, en contradiction flagrante avec les intentions affichées. Cela est valable pour la dissertation littéraire comme philosophique.
Si cet essai était le traitement d’un sujet de dissertation, ce serait celui-ci : « Avec ses attentes de réflexion personnelle et de précision, formulées de manière à ce qu’on comprenne qu’elle est au service de la littérature et de l’esprit critique, quels moyens se donne la dissertation pour mener à un résultat exactement opposé ? » (À SUIVRE)
(Illustration : Thomas Allen)