DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (1)

Ce blog est en partie le résultat d’une interrogation : alors que j’ai toujours aimé l’écriture et la littérature, comment se fait-il que je n’aie jamais éprouvé le moindre plaisir à rédiger des dissertations en cycle secondaire ? Cette interrogation a produit un essai sarcastique que j’ai décidé de publier en plusieurs articles (entre autres choses) sur ce blog.

AVANT-PROPOS

Dans un épisode de la série Friends, un des six personnages principaux, Joey entend prouver à Phoebe qu’il n’y a pas de “selfless act”, c’est-à-dire que tout acte, même généreux est forcément égoïste. Pour prouver à Joey qu’il se trompe, que certains actes sont authentiquement généreux, l’idéaliste Phoebe se laisse piquer par une abeille (décision où entre l’orgueil piqué, pour le coup, par la provocation de Joey). Joey lui apprend que dans le monde trompeur des apparences, qui n’est pas celui des entomologistes, l’action généreuse s’est retournée contre elle-même et l’abeille est probablement morte en la piquant. A ce point de l’action, le spectateur est tenté de comprendre que le sacrifice de Phoebe est en réalité le sacrifice involontaire d’un insecte innocent sur l’autel des questions oiseuses.

Une de leurs discussions a lieu sous le regard consterné d’un autre personnage, Chandler, qui, en écoutant les arguties de Joey et Phoebe, s’enfouit la tête dans les mains et il y a fort à parier que l’un et l’autre accumuleraient les arguments qui servent leur cause jusqu’à l’épuisement. Serait-ce parce que nous sommes face à un problème insoluble ?

Ou face à un problème mal posé ?

A la vision de cet épisode, l’attitude de Chandler m’a rappelé un sentiment que j’ai moi-même éprouvé plusieurs fois en consultant des forums où des élèves désespérés échangent des informations sur des sujets de dissertation tels que « Le théâtre est-il un monde ? », « Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon début de roman ? », « Dans quelle mesure peut-on dire du poète que c’est quelqu’un qui joue avec les mots ? » ou « Pensez-vous qu’un écrivain doive s’engager ? ».

Sans que je comprenne tout à fait pourquoi, la lecture de ces sujets m’emplissait d’une consternation qui me surprenait d’autant plus que j’avais moi-même, au cours de mes années de lycée, composé sur de semblables sujets. Or ce ne sont pas les échanges entre élèves qui me consternaient, mais le fait que les conseils qu’ils échangeaient épousaient manifestement à la lettre les consignes d’un exercice qui, sous couvert de servir la littérature et de stimuler l’esprit critique, induisait une sorte de paralysie de l’intelligence. Cet exercice, c’est la dissertation.

Redécouvrant les sujets, je les trouvais ingrats, fumeux, alambiqués et donc particulièrement peu propices à inviter une réflexion pertinente et personnelle ; du point de vue de la littérature, ils me frappaient par leur absurdité, voire leur caractère trompeur, qui semblait parfois presque délibéré : « Le théâtre est-il un monde ? », « Dans le roman épistolaire, il faut choisir entre vivre et écrire. », etc.

Dans le chapitre de Figures II intitulé Rhétorique et enseignement, Gérard Genette fait le constat que jusqu’au début du vingtième siècle, la plupart des élèves de collège et de lycée se sont rompus à divers genres littéraires. Certaines productions issues de ces exercices ont pu trouver une place dans les anthologies consacrées à ces élèves devenus illustres écrivains ; Genette observe cependant que la disparition de la pratique de ces diverses formes au profit de la dissertation a retiré la littérature de la « continuité du monde » pour en faire un simple objet d’études. Au passage, il fait le constat suivant : « la neutralité de l’exercice de la dissertation ne laisse que peu de place à l’invention linguistique ou stylistique [et] elle peut tout au plus, être le terrain d’exercice d’un sens de la formule ».

De l’esprit critique et de la réflexion personnelle, qui sont les alibis de la dissertation, il ne fait nulle mention.

Certes les lycéens d’aujourd’hui s’en sortiront comme toutes les générations de lycéens avant eux, mais on aura perdu une occasion de leur faire goûter le plaisir d’écrire, de découvrir la littérature et la langue autrement que comme triste chair à pensum. Moi-même qui aimais écrire et aimais la littérature, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé autre chose que la satisfaction d’un ennuyeux devoir accompli. Et ce n’est que très tardivement que j’ai compris la nature de cette frustration.

Un des sujets mentionnés quand j’avais seize ans était : « Une culture n’est jamais en danger tant qu’un enfant y est encouragé à jouer du violon. » Du violon, oui, me dis-je à présent… mais qu’en est-il de l’encouragement à faire de la littérature ? C’est bien simple : il a été remplacé par l’encouragement à théoriser sur la littérature. Un peu comme si notre enfant violoniste devait remettre son instrument dans son étui et se consacrer à des questions comme :  « Dans les partitions des compositeurs, tout est-il tout noir ou tout blanc ? Vous répondrez en argumentant et en enrichissant votre réflexion d’exemples. » (À SUIVRE)

(Illustration : Thomas Allen)

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