EYES WIDE SHUT VS NORTH BY NORTHWEST (1)

Dans le passionnant documentaire cinéphilosophique The pervert’s guide to cinema, le philosophe Slavoj Zizek revient sur le premier Matrix, imaginant, en plus de la pilule bleue, qui permet de retourner dans l’illusion réconfortante de la matrice et la pilule rouge, qui permet de percevoir la réalité au-delà de la fiction générée par la matrice, une troisième pilule, qui permettrait de percevoir la réalité dans la fiction. Cette troisième pilule n’est pas de trop dans la caverne cinématographique, qui se contente trop souvent d’appliquer des pansements oniriques – certes industriels puisque Hollywood était appelée “l’industrie du rêve” – sur la jambe boiteuse de notre réalité. Dans ses entretiens avec François Truffaut, Alfred Hitchcock admet d’ailleurs que ses films obéissent à la logique de rêves éveillés, ce qui explique que ses films, comme ceux de David Lynch, contiennent tant de scène marquantes, et aussi que les “invraisemblances” passent en raison d’un fonctionnement qui obéit à une logique interne. Le film de Stanley Kubrick Eyes wide shut est l’adaptation d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler intitulée La nouvelle rêvée (Traumnovelle). Même si elle prend forme de manière tout à fait différente dans ces deux films, la dimension onirique n’est pas la seule chose qui les relie. 
Ceci n’est pas un essai de cinéphilie, mais une déambulation dans les intersections entre ces espaces mentaux et le nôtre, dont nous désignons une des dimensions sous le nom de réel

LA RÉALITÉ RÊVÉE… PAR QUI ?
L’art de raconter des histoires a beau participer aujourd’hui de ce qu’on appelle la civilisation mercantile et vampirique du divertissement, ce n’en est pas moins une fonction vitale. Imaginons seulement quelle sorte d’adultes seraient des personnes incapables de comprendre que l’acteur n’est pas le personnage qu’il joue, d’envisager qu’un livre leur parle d’autre chose que ce que requièrent leurs besoins immédiats, comme le ferait par exemple un mode d’emploi… Ces personnes seraient des sortes d’infirmes :  « Retirez, annonce encore Zizek dans The pervert’s guide to cinema, les fictions symboliques qui constituent la trame du réel, et vous perdez le réel lui-même »… 
Si les incohérences apparentes et les coïncidences qui parsèment La mort aux trousses ne constituent aucunement une gêne, c’est parce que le récit assume le parti d’une fantaisie voisine du rêve et de la comédie (incarnée dans le choix de l’acteur Cary Grant, pourtant tout à fait capable de camper des personnages inquiétants), ce qui ne désamorce pas les scènes de suspense, traitées avec le plus grand sérieux. Il y a aussi que si l’idée centrale du film, la fabrication d’un agent chimérique par les services secrets pour mener l’ennemi sur une fausse piste, a beau ressembler à une géniale trouvaille de fiction, elle est empruntée à la réalité du contre-espionnage, c’est-à-dire aux arcanes des services secrets
Roger Thornhill (interprété par Cary Grant) travaille dans la publicité – activité dont il affirme au début du film qu’elle ne connaît pas le mensonge mais seulement l’exagération. Inversement, Edward Bernays, l’inventeur de la propagande commerciale et d’entreprise (privée comme publique) a toujours reconnu que les termes, inventé par lui de Relations publiques était un euphémisme pour : manipulation des désirs en vue de leur exploitation industrielle. L’industrie du rêve est aussi une industrie libidinale, où le plaisir sert à anesthésier la sensation de manipulation. 

INGÉRENCE DE LA CIA DANS L’INDUSTRIE DU RÊVE
À la suite d’une méprise Thornhill est pris par les “méchants” pour un certain George Kaplan l’agent travaillant à démanteler leur réseau. Après un kidnapping et une tentative d’assassinat, Thornhill, accusé de meurtre sous l’identité de Kaplan, n’aura de cesse de retrouver le véritable Kaplan afin de se tirer de ce mauvais pas. Or George Kaplan n’existe pas, c’est une fiction inventée par les services secrets afin de détourner l’attention du véritable agent qui travaille sous le nez de leur cible, Vandamm (James Mason) et dont l’identité n’est d’ailleurs que suggérée. 
La mort aux trousses ne nomme pas la CIA, anciennement OSS (Office of strategic services), créée en 1946, et pour cause : la CIA, qui supervisait les productions hollywoodiennes, serait intervenue pour que ce ne soit pas le cas. La manufacture du mensonge et de manipulation d’État – épaulée par l’Institut Tavistock en Angleterre – et l’industrie du rêve (éveillé) ont très vite travaillé main dans la main. Ainsi, un an avant La mort aux trousses, la CIA était intervenue dans l’écriture du film de Joseph Manckiewicz The quiet American, le détournant de sa fidélité au roman de Graham Greene pour idéaliser la peinture de l’action des services secrets américains en Indochine. Greene avait désavoué le film comme une œuvre de propagande américaine. 
Le cinéma ne s’avoue outil de propagande qu’en temps de guerre… Le prédécesseur de La mort aux trousses dans la filmographie de Hitchcock Les 39 marches, adapté d’un roman de John Buchan par lui-même, suivait déjà un quidam happé dans une histoire d’espionnage et de trafic d’information. John Buchan avait, travaillé pour le Bureau de propagande de guerre à Londres, futur Institut Tavistock. Les relations incestueuses entre la tromperie d’État, sous l’étiquette de services secrets et contre-espionnage, et la fiction consistent entre autres à suggérer au public que les intérêts des États sont ceux des populations et que donc les services secrets, travaillent pour le bien de celles-ci. 
Dans La mort aux trousses, le nom UNITED STATES INTELLIGENCE AGENCY (Agence étasunienne de renseignement) apparaît sur une plaque de cuivre dans laquelle se reflète le capitole, semblant suggérer que l’esprit du pouvoir est dans la lettre et non dans lieu et donc dans les mains de ceux qui contrôlent le langage. Dans le jeu “démocratique” où les présidents et les partis se succèdent, les services secrets ne sont-ils pas la continuité du pouvoir ? 
Si on a la chance de voir La mort aux trousses au cinéma, on aura l’occasion d’apercevoir, lors de la mémorable scène de poursuite finale sur le mont Rushmore recréé en studio le haut du décor et même quelques projecteurs, un peu comme au théâtre, quand on s’amuse à lever le nez vers les cintres. L’exhibition furtive de la machinerie de l’industrie du rêve laisse effectivement quelque peu rêveur… N’oublions pas que dans la vie aussi, il suffit d’un pas de côté pour voir les ficelles des mensonges d’État, toujours cachés à la vue de tous, mais bien à la portée de ceux qui en ont la curiosité, car il ne saurait en être autrement, à condition d’avancer les yeux grand ouverts et de voir ce que l’on voit… 

ÉQUIVOCITÉ DES LIEUX ET DES ÊTRES
Censée se dérouler à New York, Eyes wide shut est presque entièrement tourné en studio en Angleterre. Tandis que dans LMT Roger Thornhill découvrait à son corps défendant la réalité des guerres occultes, Bill Harford (Tom Cruise) verra se lever un coin du voile des hautes sociétés secrètes et de leurs cérémonies évoquant les rites de prostitution sacrée de certaines religions archaïques. Alors que Thornhill se glisse dans la peau d’un agent chimérique, Harford, au terme d’une troublante déambulation dans les rues d’une New York de studio et dans les mystères conjugaux, devient invisible sous un masque et une cape. Depuis le début, tous deux sont à leur insu exposés par le pouvoir occulte (le contre-espionnage et la société secrète).
Les deux films nous l’apprennent très vite : la femme aimée entretient des liens ambigus avec l’ennemi occulte :  dans LMT, Eve Kendall porte secours au fugitif Thornhill dans un train, tout en communiquant par billets avec le camp du mal tandis qu’un des premiers plans de Eyes wide shut, présente la femme de Bill Harford (Tom Cruise) révélant sa nudité en faisant tomber sa petite robe noire sur ses chevilles, créant une association avec les vestales nues de la scène de l’orgie qui apparaîtront plus tard dans le film et se dénuderont autour du maître de cérémonie, en faisant tomber la cape qui les couvre. 

Les deux films révèlent un déséquilibre du couple amoureux : pendant leur première étreinte, la caméra surprend un regard de côté sur le visage d’Eve Kendall, révélant sa duplicité (il précède l’annonce au spectateur que Eve Kendall transmet un message aux ravisseurs de celui qu’elle prétend secourir). Lors de son étreinte avec son mari, le regard d’Alice Harford est dirigé vers son reflet dans le miroir ; le spectateur ne peut que se demander quelles sont les forces qui la contrôlent. Précisons que tant Alice au pays des merveilles que Le magicien d’Oz sont des éléments constitutifs de la programmation MK Ultra mise au point par la CIA pour créer des agents doubles, idéalement inconscients de leurs changement d’état de conscience. À la soirée de Ziegler, ce sont deux jeunes mannequins qui tentent de séduire Bill Harford pour l’emmener de l’autre côté de l’arc-en-ciel (“over the rainbow”), comme au pays d’Oz. 
Dans LMT, Roger Thornhill finit par épouser une femme qui avait pourtant conspiré pour qu’il soit assassiné, tandis que dans EWS, en plus de la suggestion de sa duplicité, il se pourrait bien qu’Alice Harford fasse ou ait fait partie du groupe de servantes sexuelles du sérail…

Loin d’être un concours de circonstances, l’errance nocturne de Bill Harford, son mariage et son existence sont peut-être entre les mains d’agents des forces occultes. Signalons au passage que c’est entre deux colonnes blanches que se déshabille Alice Harford. 
Précisons ici que dans un environnement aussi contrôlé que le cinéma, les signes maçonniques – ou tous signes référant à des symboles ésotériques – ne sauraient être innocents. Dans la guerre spirituelle entre forces matérialistes et forces spiritualistes, dirai-je pour simplifier, la franc-maçonnerie se situe du côté matérialiste et de toutes les idéologies et courants religieux ambitionnant d’établir un paradis terrestre, une société idéale, qu’elle appelle, pour la galerie, bonheur ouamélioration de l’humanité. Avec la chute des régimes traditionnels et les révolutions modernes, cette guerre spirituelle – ou contre-spirituelle – a été rendue imperceptible à la majorité de la population occidentale libérée, égalisée, fraternisée. Pour simplifier, elle se répartit entre des familles de pensée croyant à la vie éternelle (christianisme, islam), et celles qui croient à un paradis terrestre retrouvé (judaïsme, religion dans laquelle le messie est censé revenir pour annoncer le règne du peuple juif dans un monde “pacifié”) mais aussi socialisme, qui est d’essence utopique), à l’accès de l’homme à la connaissance et à un statut divin ou proche du divin (gnose, transhumanisme), au progrès et à l’établissement du bonheur terrestre de l’humanité (humanité qui sera comprise dans un sens plus ou moins restrictif, car aux yeux de beaucoup d’idéologies, l’humanité n’est pas un genre, mais un club)… Autant de catégorie susceptibles de se recouper au gré des dogmes et des schismes divers… 
L’exploitation sexuelle est omniprésente dans EWS : le patron du magasin de costumes comme dans la nouvelle de Schnitzler, prostitue sa fille ; c’est elle qui souffle à Bill Harford la tenue adéquate à porter pour l’orgie rituelle ; le fait qu’elle est mineure suggère que la partie fine entre adultes consentants à laquelle on va assister n’est que le volet le plus présentable de ces cérémonies… Elles ont d’ailleurs lieu dans un château, du moins pour ce qui est de son aspect extérieur (car les scène intérieures ont été tournées dans un autre lieu) Mentmore Towers, construit par les Rothschild, dont il existe une réplique aux États Unis, qui est celle où a lieu la messe noire dans le film (décevant) de Roman Polanski The Gate. Dans La cité perverse, Dany-Robert Dufour écrit « On voit donc dans la richesse ostentatoire une subversion du modèle féodal par le capital, […] clairement indiquée dans Les 120 journées de Sodome par le fait que le château de Silling [appartient] au banquier Durcet. »
Anthony Frewin (qui était l’assistant de Stanley Kubrick sur le tournage) raconte d’ailleurs qu’un de ses amis, G. Legman lui a fourni pour le film beaucoup d’informations ayant trait aux sociétés secrètes et aux mœurs sexuelles dans la Vienne de Schnitzler et a aussi envoyé beaucoup d’illustrations sur des rituels secrets et des messes noires au XIXe siècle. 

/À SUIVRE/

ANAGRAMME DE TRAUMAS*

Dans les premières pages de son livre Le réel et son double, le philosophe Clément Rosset nous raconte deux fables tournant autour d’une prophétie, et, presque involontairement, nous apprend qu’accepter qu’elles se réalisent peut s’avérer la meilleure manière de les conjurer.
La troisième histoire, une anecdote vécue, nous apprend que l’expérience peut nous amener à tirer des leçons similaires à celles de la mythologie.

PREMIÈRE PROPHÉTIE
Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d’un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu’augmenter l’ennui du jeune homme. Un jour s’approchant du lion : « Mauvaise bête, s’écria-t-il, c’est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu’on m’a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire ? » A ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l’œil du lion. Mais une pointe s’enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s’étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n’être qu’un lion en peinture, n’en tua pas moins le jeune homme, à qui l’artifice de son père ne servit de rien.

DEUXIÈME PROPHÉTIE
Histoire de Sigismond : Basile, roi de Pologne, a dressé l’horoscope de son fils Sigismond lors de la naissance de celui-ci, et y a lu que les étoiles destineraient son fils à devenir le monarque le plus cruel qui ait jamais été dont le premier soin serait de retourner sa force sauvage contre son père pour le fouler aux pieds. Effrayé par ces augures sinistres, il fait enfermer Sigismond dans une tour isolée d’où celui-ci n’a aucune possibilité de contact avec les humains, mis à part son précepteur Clotalde. À sa majorité, il le libère pour un jour et le fait présenter à sa cour, afin de vérifier la vérité de l’horoscope. Rendu furieux par vingt années de captivité, Sigismond se conduit conformément à la prédiction. Ramené dans sa tour, puis bientôt libéré par une insurrection populaire, Sigismond – qui ne sait plus désormais s’il rêve ou s’il est éveillé – accomplit jusqu’au bout la prédiction de l’horoscope : ayant pris la tête de l’insurrection, il vainc son père, lequel n’a d’autre recours que de se jeter à ses pieds pour en appeler à son improbable pitié. Mais l’horoscope avait arrêté ses prédictions en cet instant, et, selon l’habituelle structure oraculaire, le drame se terminera de manière à fois inattendue et conforme à la prédiction […] : devenu sage par son doute quant au réel, Sigismond relève son père et lui rend les honneurs dus à son rang royal
Clément Rosset commente : « c’est l’acte même d’esquiver le destin qui vient coïncider avec son accomplissement. Si bien que la prophétie n’annonce rien d’autre que le geste d’esquive malencontreux. »
Contre tous les déterminismes, on peut en tirer très logiquement la conclusion qu’en décidant de ne pas empêcher d’advenir ce qui nous fait le plus peur, si la prophétie porte principalement sur « le geste d’esquive » , on peut empêcher ce qui nous fait le plus peur d’advenir, puisqu’il suffit qu’un des termes de la prophétie soit falsifié pour qu’elle soit annulée. Si par exemple, au moment où la prophétie advient, elle a été amputée de son pouvoir de nous effrayer, c’est comme si elle n’advenait pas. 

La troisième histoire n’est pas tout à fait une prophétie mais c’est sa conclusion qui l’y fait ressembler
Une personne que je connais m’a raconté ceci : 
– Un jour, alors que je travaillais avec un groupe de personnes, dont une avec qui j’avais été plusieurs fois en conflit, en raison d’une personnalité, on va dire, ombrageuse, cette personne (qui fait ici un passage trop bref pour qu’un pseudonyme nous soit de quelque utilité ; appelons-la X), peut-être parce que j’avais osé la contredire (et probablement pour bien des raisons qui n’avaient rien à voir avec moi), s’est dressée se mettant à vociférer : « Fais bien attention à toi parce qu’un jour, je pourrais bien te dire des choses susceptibles de te faire pleurer ! »
– Quelles choses ? 
– Eh bien je n’en avais aucune idée justement, et comme X et moi étions loin d’être proches – encore qu’il y ait une forme d’intimité, vaguement proche de l’affrontement physique, à se faire crier dessus – je ne voyais vraiment pas de quoi il voulait parler … À vrai dire, même si je n’en ai plus eu l’occasion par la suite, j’aurais été curieux de le savoir… Mais c’est finalement par quelqu’un d’autre que j’ai su de quelle nature étaient ces… révélations sur mon compte. 
– C’était quoi alors ? 
– Ça n’a aucune importance en fait… imagine le malentendu le plus extravagant, la manière la plus invraisemblable, reposant peut-être sur une forme d’outrecuidance, dont une personne vétilleuse puisse croire avoir découvert ton talon d’Achille. 
– Mais pourquoi tu ne me dis pas ce que c’est ? 
– Parce que c’est plus intéressant que tu puisses compléter cette anecdote avec une expérience personnelle. Disons qu’à la faveur d’un commentaire sur son apparence physique, X s’est mis dans la tête que je l’enviais ou quelque chose comme ça. Je ne me suis pas rendu compte de l’effet de ma plaisanterie, si bien que j’ai été vraiment surpris d’apprendre qu’elle avait frappé X au point qu’il la rapporte à notre connaissance commune…  
– Ah… et qu’est-ce qui s’est passé finalement ? Tu as fini par exposer ce type et les prétentions qu’il avait de connaître ta faille ? 
– Non même pas. Mais depuis que je sais à quoi il a fait allusion, depuis que je sais quelle méprise il a faite à mon sujet, et depuis que je sais comment, à chaque fois que j’y pense, je ris tout seul… parfois aux larmes. 
– X avait raison alors ? 
Ma réflexion l’a surpris : 
– Ah oui, m’a-t-il répondu d’un air songeur. 

Comme le narrateur de l’anecdote, qui pourrait être moi, à moins que ce ne soit moi qui ait un jour menacé quelqu’un de pouvoir le faire pleurer, ou qui aie enfermé mon fils dans une tour jusqu’à sa vingtième année (on peut raisonnablement supposer que si j’avais été tué par un lion, je ne serais pas en mesure d’écrire ceci), je préfère laisser le lecteur libre de son interprétation… 

* À la lettre disparue de Georges Pérec près. Je me comprends.

PAUVRES DE NOUS ! (Une analyse toxicologique du film Pauvres créatures)

Pauvres créatures (Poor things, 2024) de Yorgos Lanthimos est salué comme « un grand film féministe », c’est-à-dire un film qui s’en prend au « patriarcat », et naturellement recommandé comme tel, comme à chaque fois qu’est employé un mot fétiche (“féministe”, “démocratique”, “inclusif”…) qui n’a pas tant vocation à signifier qu’à entretenir un état de sidération et d’hypnose. 

ILLUSION DE LA PLURALITÉ
Sur le site de France Inter, un aperçu des critiques inoffensives de l’émission de Le masque et la plume confirme que la critique professionnelle n’a rien à voir avec l’exercice d’un véritable esprit critique (capable d’exposer des visées propagandistes sans forcément gâcher le plaisir du spectateur) et qu’elle en est un produit dérivé, une sous-production du cinéma et de la culture en général, la culture étant une des idoles, un des cultes, du polythéiquement correct démocratique. Un des critiques trouve à redire à l’abus des plans à image convexe ; une autre se réjouit qu’un personnage féminin «  s’émancipe des codes sans rien lâcher de ses désirs. » (conformité au culte du plaisir personnel) ; une autre encore déplore une tendance « à mettre en scène des femmes selon un regard d’homme » (conformité au regard “féministe” culpabilisant et castrateur qui tétanise toute la société occidentale)…  
Pauvres créatures contient de nombreuses scènes détaillant l’activité sexuelle débridée de son héroïne. Profitons-en pour réfléchir à l’épreuve pour l’actrice, consistant à se montrer dans de nombreuses scènes dégradantes. On sait que les acteurs ne sortent pas indemnes de leurs personnages ; dans une interview, l’actrice Sabine Azéma disait regretter qu’après une scène où elle a dû pleurer, il ne se trouve personne pour la prendre dans ses bras ; les bons acteurs ne font pas tout à fait semblant.
Pauvres créatures raconte une “émancipation” par la jouissance sexuelle, et assène donc une nouvelle couche de catéchisme moderne par la valorisation du corps plutôt que de l’esprit. Ce concept étrange ne peut se comprendre que dans un monde où le sexe est entré dans la vie publique et où il occupe littéralement désormais la vie politique. Ce monde, c’est le nôtre. Rappelons au passage la phrase de l’auteur Aldous Huxley : « Quand il n’y aura plus de libertés, il restera la liberté sexuelle ».

GÉNÉALOGIE FRANKENSTEIN
Pauvres créatures , qui se veut une variante sur le mythe transhumaniste de Frankenstein (contrôle de la vie, mythe du nouvel homme et divinisation de l’homme) s’ouvre sur le suicide d’une jeune femme, dont il s’avèrera qu’elle est enceinte. Son corps sera récupéré par un homme défiguré, Godwin, que tout le monde appelle “God” (donc : Dieu) et qui s’adonne à des expériences d’hybridation sur des animaux : poule à tête de porc, canard à tête de chien et chèvre à tête de canard. Ne nous y trompons pas, les animaux aberrants montrés dans ce film sont l’illustration grotesque d’un fantasme de contrôle total du vivant bien réel, qui figure au programme du Forum Économique Mondial et son projet de « fusion entre l’identité physique, biologique et numérique » (1). Fusion : confusion.
Le nom de Godwin n’est pas choisi au hasard : c’était le nom du père de Mary Godwin, future Mary Shelley, auteur de Frankenstein. William Godwin était l’auteur d’un essai révolutionnaire visant à réformer la société selon l’idéologie illuministe, qui ne reconnaît rien de supérieur à la raison et à l’humain ; dans la société ainsi fantasmée, le mariage (« le plus odieux des monopoles ») serait hors-la-loi, et le libertinage et le partage des concubines seraient la règle… La lecture de cet essai anarchiste allait marquer le poète Percy Bysshe Shelley qui finirait par rencontrer l’auteur et séduire sa fille, espérant fonder en version microcosmique un modèle de société socialiste utopique dans lequel l’échange des partenaires serait la norme. Soit dit en passant, si beaucoup de privilégiés comme Shelley ont été séduits par le socialisme utopique, c’est qu’ils devinaient que leur condition de privilégiés serait préservée. 
Pour revenir à Pauvres créatures, le choix de nommer Godwin (God = Dieu) un personnage qui manipule le vivant trouve aujourd’hui un écho concert dans les thèses de Yuval Noah Harari, conseiller du directeur du Forum Économique Mondial Klaus Schwab et auteur du best-seller mondial Homo Deus qui développe de manière idéologico-scientiste la promesse du serpent « Vous serez comme des dieux ». 

POUR UNE SEXUALITÉ ÉPANOUIE DE L’ENFANT ? 
L’héroïne de Pauvres créatures, Bella est donc une femme suicidée ressuscitée par un savant fou qui a greffé à la place de son cerveau celui de son bébé. Il n’est guère étonnant que la critique ne s’attarde pas sur ce détail perturbant : Pauvres créatures ne nous raconte pas l’itinéraire sexuel et “politique” d’une femme à la psychologie immature, mais d’une petite fille dans un corps d’adulte ; le film n’exploite le potentiel absurde de cette situation que pour faire oublier au spectateur qu’il assiste à des scènes de relations sexuelles entre des hommes et une petite fille de huit ans (dans un corps de femme). Dissonance cognitive, ce que voit le spectateur : des scènes sexuelles entre adultes, ne correspond pas à ce qu’il sait : qu’un des deux partenaires est une enfant.  Le film montre Bella à la fois comme un enfant qui utilise les hommes comme des jouets sexuels (ce qui est une perversion) et comme un modèle de femme libre (réduisant de nouveau la liberté à la liberté sexuelle)… 
Ce n’est que de la fiction ? Si le pouvoir ne prenait pas au sérieux ce qu’on appelle la “culture” (une des divinités républicaines) la CIA ne serait pas intervenue dans les programmes culturels américains et européens à partir des années 50 (voir l’essai de Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ?)

LA PROSTITUTION AU SERVICE DE LA CAUSE FÉMINISTE 
Duncan, l’amant de Bella, qui voit d’un mauvais œil qu’elle échappe à son contrôle, lui soit “infidèle”, essaiera de la mettre en garde contre la prostitution.  Les auteurs du film ne semblent pas établir de distinction entre jalousie,  possessivité, et le désir de protéger une femme. C’est donc assez logiquement que les scénaristes envoient Duncan dans un asile d’aliénés. C’est le sort de ceux qui se mettent en travers de “la liberté des femmes”. La puissance – caverneuse et platonique – de l’illusion cinématographique consiste à nous faire croire que ce sont des personnages qui parlent (interprétés par des acteurs que nous adorons comme des divinités) alors que ces personnages sont l’interface entre nous et les puissances qui modèlent la matrice idéologique. Un peu comme elles utiliseraient des poupées de ventriloques. 
À Paris, Bella trouvera du travail dans une maison close (ses lectures philosophiques de femme éclairée ne semblent pas avoir d’autre résultat que de l’enchaîner à la chair), où la maquerelle verra en elle une femme « en train de tracer sa propre voie vers la liberté ». Elle encouragera Bella en ces mots : « Nous devons travailler, gagner de l’argent. Mais plus que cela, nous devons tout expérimenter. Pas seulement le bien mais aussi le dégradant, l’horreur et la tristesse. C’est ce qui fait de nous des êtres achevés, Bella » Traduction : « C’est ce qui fait de nous des êtres… morcelés, dissociés, fragmentés ». Soit dit en passant, le laïus de la maquerelle oppose « êtres achevés » à « enfants laissés intouchés », comme si la préservation de l’innocence des enfants était un mal.
Rappelons que ce discours “d’émancipation” est tenu par quelqu’un dont « l’intérêt bien compris »  (selon la formule de l’économiste libéral Adam Smith) est directement lié à l’exploitation sexuelle des corps, qu’elle appelle « accomplissement personnel ». C’est peut-être dans la même optique que le mage sataniste Aleister Crowley estimait qu’un enfant devait avoir été exposé à toutes les formes de sexualité ; et que sous les pavés de ces bonnes intentions, l’OMS promeut ce programme de Droits sexuels des enfants (sic). Le film montrera d’ailleurs Bella ayant des relations sexuelles avec un père en présence des enfants de celui-ci.

VERS LE MEILLEUR DES MONDES 
In fine, c’est le plus naturellement du monde que Bella va entamer une relation amoureuse avec une autre prostituée, une belle jeune femme noire, qui se dit socialiste, et convertit Bella à sa cause en lui expliquant qu’elle veut “améliorer le monde”. Le mot socialisme peut sembler tomber comme un cheveu sur la soupe dans un film de divertissement, même adressé à un public “cultivé”. Le spectateur n’a pas l’habitude de voir la propagande avancer à visage découvert. Or il faut rappeler d’une part que la population occidentale est visée depuis quelques années par un programme affiché sur le site du Forum économique mondial (2). La banalité du mot socialisme, le fait qu’il soit devenu pour les professionnels de la politique (sans oublier les professionnelles) une simple étiquette servant à canaliser les flots de bulletins en période électorale, ne doit pas faire perdre de vue que le socialisme utopique prétend instaurer sur terre une société idéale, un paradis terrestre, scientifiquement mesuré et quantifié (voir à ce sujet les projets de Jeremy Bentham et ceux de Charles Fourier). Il serait encore plus imprudent d’ignorer que les héritiers et les manifestations programmatiques actuelles de ce socialisme ne retiennent plus de l’utopie que la notion de contrôle total. Dans cette société, le citoyen idéal est le sujet infantile esclave de ses pulsions, qui confond les mots (“féministe”, “libre”, “socialiste”…) avec l’emploi frauduleux qu’en fait un pouvoir pervers et manipulateur. 

(1) www.youtube.com/watch?v=v5y4hc6vPTs&t=7s

(2) Programme épousant la logique de la table rase, repris par les “chefs d’État” – comprendre : hommes de paille au service des entités qui dictent leurs volontés aux multinationales via Blackrock et Vanguard –, et le peuple ; ces visages et leurs discours hypnotiques servent à entretenir l’illusion “démocratique” dans un monde matriciel où les mots ne signifient pas la même chose pour le pouvoir qui les émet que pour le peuple à qui ils sont destinés. Premier commandement : « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux. » : www.youtube.com/watch?v=PckRXcgmbfI

HONORÉ DE LIRE BALZAC (1)

ILLUSIONS PERDUES, LE PÈRE GORIOT

Je croyais ne pas beaucoup aimer Balzac, et depuis longtemps. Je me souvenais d’une époque où je  le trouvais peu subtil (et effectivement, il lui arrive de l’être). J’ai lu il y a quelques années une bonne partie d’un de ses gros romans La cousine Bette, et une petite partie de la nouvelle : Le colonel Chabert. La cousine Bette m’avait pourtant favorablement impressionné : s’il ne s’y passe pas grand-chose, il n’est jamais ennuyeux. Je l’ai tout de même refermé en pensant que Balzac n’était pas pour moi. Mais une œuvre aussi monumentale engendre forcément des malentendus, et puis on mûrit. Aujourd’hui, j’ai un Balzac en cours de (re)lecture (Eugénie Grandet, dont je suis déjà récompensé)  plusieurs en attente dans mes rayons Splendeurs et misères des courtisanes, César Birotteau, Les employés, L’envers de l’histoire contemporaine et plusieurs livres à diverses phases d’expédition dont Le cousin Pons, l’essai sur la nouvelle Sarrasine écrit par Roland Barthes, le sémiologue pisse-froid, que j’ai beaucoup lu il y a très longtemps (dont une formule l’a perdu aux yeux de l’intelligence : « La langue est fasciste »…)

Que s’est-il passé ? 
Il s’est passé que j’ai fini par lire Illusions perdues. Quand on est déçu par l’humanité, on l’échange volontiers contre une autre. Elle a beau être imaginaire, l’humanité de Balzac, c’est un sang plus fort et plus dense que celui de nos contemporains qui coule dans ses veines, un sang qui sera parfois versé. Il faut aussi préciser que les fameuses illusions perdues ne sont pas celles qu’on croit, pas celles de la personne qu’on croit. 
Illusions perdues est un gros roman, très dense, probablement le plus dense de la Comédie humaine. avec Splendeurs et misères des courtisanes. Quoique les premières pages soient ardues, on est happé très vite car un des attraits de Balzac est que c’est une machine – mais une machine qui a du cœur. En guise d’introduction, il nous explique en détails le fonctionnement d’une imprimerie et le métier d’imprimeur. C’est compliqué, on y apprend beaucoup de choses et bien qu’il faille s’accrocher (et  peut-être pour cette raison) on peut compter sur l’auteur pour que ce ne soit pas ennuyeux. Car Balzac n’est jamais ennuyeux, même quand il est mauvais. 
Balzac est aussi une machine à remonter le temps. Le temps de ses romans est aussi le temps de l’histoire ; il y est fait référence à des massacres de masse, la Terreur, qui ont eu lieu en France une trentaine d’années plus tôt, c’est-à-dire, si nous transposions l’action des romans à notre époque, des massacres que les parents de toute personne de plus de 15 ans auraient connus. Soit dit en passant, ces massacres, l’école de la République, qui nous fait lire Balzac, préfère les taire et  colporter une image idéalisée de la Révolution française (révolution maçonnique qui a donné à la République sa devise trompeuse : Liberté, égalité, fraternité). Les romans de Balzac se passent donc à une époque intéressante. Lucien de Rubempré fréquentera un cercle d’écrivains et de journalistes où républicains et monarchistes nouent des relations d’amitié au-delà des chapelles politiques et idéologiques. Le gauchisme n’existait pas encore.  
Ce gros roman qui n’est pas divisé en chapitres consiste en trois parties, peut-être quatre. La première partie évoque les débuts dans la société d’Angoulême du poète Lucien Chardon, qui reprendra le nom de jeune fille de sa mère pour se faire appeler Lucien de Rubempré. 
L’observation des notables angoumoisins est l’occasion de montrer ce qui contribue à la jouissance de la lecture de Balzac : sa curiosité vorace pour la société et pour l’humanité. Ses descriptions même quand elles sont drôles, ne sont jamais méprisantes, notamment ces deux portraits, laissera au lecteur le souvenir d’une rencontre : 

Astolphe [de Saintot] passait pour être un savant du premier ordre. Ignorant comme une carpe, il n’en avait pas moins écrit les articles Sucre et Eau-de-Vie dans un Dictionnaire d’agriculture, deux œuvres pillées en détail dans tous les articles des journaux et dans les anciens ouvrages où il était question de ces deux produits. Tout le Département le croyait occupé d’un Traité sur la culture moderne. Quoiqu’il restât enfermé pendant toute la matinée dans son cabinet, il n’avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ; mais il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux événements du jour ; 

Quelqu’un qui sculpte des bouchons avec son canif ne peut pas être très mauvais.

Et un autre portrait lui emboîte le pas : 

Monsieur de Bartas, nommé Adrien […] chantait les airs de basse-taille et […] avait d’énormes prétentions en musique. L’amour-propre l’avait assis sur le solfège : il avait commencé par s’admirer lui-même en chantant, puis il s’était mis à parler musique, et avait fini par s’en occuper exclusivement. L’art musical était devenu chez lui comme une monomanie ; il ne s’animait qu’en parlant de musique, il souffrait pendant une soirée jusqu’à ce qu’on le priât de chanter. Une fois qu’il avait beuglé un de ses airs, sa vie commençait : il paradait, il se haussait sur ses talons en recevant des compliments, il faisait le modeste : mais il allait néanmoins de groupe en groupe pour y recueillir des éloges ;

La deuxième partie décrit la rapide ascension parisienne de Lucien, de la poésie et la vie de bohème au succès journalistique et littéraire ; on en apprend au passage de belles sur les trafics des libraires éditeurs et les fausses polémiques publicitaires pour lesquelles un journaliste écrit un article à charge dans un journal et sous un autre nom une réponse outrée pour piquer les ventes ; c’était il y a bien longtemps… On découvre aussi le milieu du théâtre où une actrice Coralie tombe amoureuse de Lucien. Coralie est entretenue par le richissime Camusot, dont l’amour le pousse jusqu’à l’abnégation. Chez Camusot, l’argent est la manifestation d’un véritable amour ; et Balzac montre bien que dans une société matérialiste, l’argent une manifestation révélatrice du meilleur et du pire. 
La liaison de Lucien de Rubempré avec une femme mariée, Marie-Louise Anaïs de Bargeton (la description de son mari est un autre chef-d’œuvre comique), sera pour Lucien le tremplin pour la vie parisienne, où le poète se transformera tout naturellement en journaliste. Non sans que Balzac nous ait gratifié au passage de la description saisissante du restaurant Flicoteaux. Lucien y fera les rencontres déterminantes, pour qui veut connaître sa nature, de d’Arthez (personnage admirable que Lucien finira par négliger par ambition) et, pour sa carrière, de Lousteaux. 
En refermant le roman, il nous en viendrait des souvenirs nostalgiques : « Ah, quand j’étais jeune au dix-neuvième siècle et que je fréquentais le restaurant Flicoteaux, je me souviens un jour, j’étais assis juste à côté de Lucien de Rubempré et de son ami Lousteaux, et je n’ai rien perdu de leur conversation… »
 Comme l’a remarqué Oscar Wilde : « Une lecture de Balzac transforme nos amis en autant d’ombres et nos connaissances en ombres d’ombres. Ses personnages ont une existence brûlante et furieusement colorée. Ils nous dominent et défient tout scepticisme. »
La troisième partie nous ramène à Angoulême où le récit se déporte vers Ève, la sœur de Lucien, et son mari, David Séchard, qui est aussi le meilleur ami de Lucien, les personnages principaux, devront affronter une machiavélique conspiration financière et juridique, qui a pour but de confisquer à David Séchard la paternité de son invention d’un papier révolutionnaire. Déjà s’est installé dans la vie économique l’esprit rapace qui découle peut-être de la révolution et de plus loin.  Balzac nous explique au passage que la malédiction de l’inventeur est le brevet de perfectionnement, qui suffit à le spolier totalement de ses droits sur ce qui peut être le travail d’une vie. 

Je passerai assez vite sur Le père Goriot, que je recommande néanmoins (tout comme je recommande le mal fichu mais très divertissant Ferragus, ne serait-ce que pour son côté boîte à trésors) pour la longue description de la pension Vauquer (Eugénie Grandet commence par la description de Saumur), scrupule et souci obsessionnel de Balzac qui contribue bien sûr à ses qualités psychotropes, c’est-à-dire : qui font voyager l’esprit (je me réjouis d’autant plus de le découvrir en la période passionnante et anxiogène que nous traversons). Le père Goriot présente les faiblesses de Balzac qui sont liées à sa générosité : le sentimentalisme mélodramatique de certaines scènes. Je leur préfère les scènes de repas à la pension et toutes les scènes faisant intervenir Vautrin, le grand criminel inspiré par Vidocq qui fait les yeux doux aux Rastignac et aux Lucien de Rubempré, et incarnant la philosophie profondément cynique des sociétés matérialistes – une philosophie qu’on peut qualifier de sataniste, comme il en fait d’ailleurs l’aveu à mots à peine couverts lors de son long discours de séduction adressé à Lucien de Rubempré. 
Notons que cette philosophie est assumée de nos jours par les langues fourchues de Christine Lagarde (« Aimez l’argent comme [le font] les rappeurs »), de Nicolas Sarkozy pour qui la valeur d’un être humain se mesure à la Rolex qu’il porte au poignet, ou d’un Emmanuel Macron parlant de « ceux [d’entre nous] qui ne sont rien. » 
Mais Lagarde, Sarkozy ou Macron n’ont pas eu la chance d’être créés par un Balzac. Personnages intéressants, on aimerait quand même les savoir enfermés entre les pages d’un livre…
Et, on peut rêver, passés au pilon. 

(à suivre)

Image : portrait de Balzac par Eduardo Arroyo

Tous les romans de Balzac sont disponibles gratuitement sur le Net.

Tintin et le secret de Polichinelle

Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années une partie suffisante du livre du psychanalyste Serge Tisseron (à qui même le Monde Diplomatique fait parfois l’honneur de ses colonnes) Tintin sur le divan ou quelque chose dans ce genre. Je me souviens surtout de l’argument qui m’avait fait abandonner cette lecture frivole, où Tisseron allait jusqu’à déduire de sa lecture psychanalytique du Secret de la licorne une relation homosexuelle entre François de Hadoque et son roi. J’aurais déjà trouvé risqué de tirer des conclusions sur la sexualité d’Hergé mais imaginer une sexualité à des êtres de papier est une des innombrables formes du byzantinisme actuel.

Serge Tisseron est plusieurs fois cité comme une source sérieuse dans le livre de Tom McCarthy Tintin and the secret of literature (non traduit en français), ainsi que Roland Barthes (à qui je ne pardonnerai jamais d’avoir dit que « la langue est fasciste », non pas tant à cause de l’insulte adressée à la langue que de la bêtise profonde et multidimensionnelle de cette sentence). Et quoique cet ouvrage ne soit pas traduit en français, il doit beaucoup aux dérives de l’intellectualisme à la française.
McCarthy soutient que Haddock, qui a assisté à seize représentations au music-hall afin de percer le secret de Bruno l’illusionniste, est réellement fasciné par la Castafiore, d’ailleurs (la transition  logique n’est pas donnée dans le texte, ce qui est une manière de ne pas se mouiller, de dire sans le dire : « j’dis ça et j’dis rien. »), Haddock n’imite-t-il pas la Castafiore en découvrant le tableau de bord de la fusée, commençant à pianoter dessus tout en se livrant à une parodie de L’air des bijoux, (ce qui n’indique pas tant une fascination de Haddock pour la Castafiore que la manière dont Hergé s’amuse à inventer toutes sortes de variantes pour tourner l’opéra en dérision).

McCarthy remarque que dans l’Oreille cassée et surtout à la fin du Temple du soleil , les pierres précieuses servent à cacher un secret l’emplacement et l’existence du temple. McCarthy en tire la conclusion que Les bijoux de la Castafiore cachent eux aussi un silence, un secret. Et ce secret, ce serait, comme par hasard, le clitoris de la Castafiore (1). C’est dans la réalité sociale et historique, dans l’histoire des courtisanes, des danseuses, actrices, artistes, etc., dans l’étrange relation que scellent les cadeaux que reçoit une femme entretenue, qu’il faudrait chercher ce secret. Mais des théoriciens comme McCarthy préfèrent oublier  que le monde d’idées dans lequel ils évoluent n’est qu’un terrain de jeu car s’ils ne l’oubliaient pas, ils ne pourraient pas prendre au sérieux le prestige et la reconnaissance réels que leur attirent leurs divagations. Même si « Quand on cherche, on trouve » ou que « Tous les chemins mènent à Rome » , quand on se veut sémiologue, il n’est pas inutile de déplacer Rome pour les besoins d’une démonstration (ce qu’on appellera prendre un raccourci).

À propos des Sept boules de cristal, voici comment McCarthy résume l’épisode du Music-hall palace : « Quand Haddock entend [la Castafiore], le chien qui se trouve dans sa loge [que MacCarthy n’appelle pas par son nom, même anglais, Snowy] se met à hurler et il doit quitter son siège… » En fait, c’est Haddock, Tintin et Milou qui quittent la loge du capitaine Haddock. Soit. Mais McCarthy continue de la sorte : « … Affaibli, [Haddock] s’appuie contre une colonne, etc. » Certes. À ceci près qu’entre le moment où on quitte la loge et celui où Haddock, “affaibli” s’appuie contre une colonne, Tintin et lui ont erré dans les coulisses, croisé le fakir Ragdalam et madame Yamilah, qui leur ont indiqué la loge de Ramon Zarate, avec qui ils ont pris un verre d’aguardiente ; ce n’est qu’après cela que, retraçant leur chemin, ils repassent par les coulisses, parmi les éléments de décor où Haddock reconnaît la porte de la buvette, qu’il ouvre pour  se cogner à un mur de briques (puisque tout est en trompe l’œil) avant de claquer la porte, faisant tomber tout un pan de décor sur lui, de sous lequel il s’extirpe, un peu sonné et c’est là que, “affaibli”, il s’appuie contre cette fameuse colonne.
Plus loin, McCarthy, tient à assimiler la voix de la Castafiore à une arme redoutable ; il en veut pour preuve que dans Les bijoux de la Castafiore, quand Haddock entend un commentateur de radio annoncer que la cantatrice va se rendre en Amérique du sud, il commente en pensée (je traduis la version anglaise qui est celle à la laquelle se réfère McCarthy)  « et les réduira aussi à des ruines » alors que dans la version originale, il dit sous la forme d’une litote qui m’a toujours beaucoup amusé  « Encore des populations qui vont être durement éprouvées » (la version anglaise a fait passer à la trappe nombre de traits d’humour qui auraient pourtant pu être restituées). Quant à l’évocation supposée du pouvoir destructeur de la voix de la Castafiore, elle coïncide avec la première apparition de la cantatrice, dans Le sceptre d’Ottokar, où Tintin monte dans sa voiture et qu’elle  entame son fameux Air des bijoux ; Tintin remarque qu’« heureusement les vitres sont solides »,  exagération comique,  puisque nous sommes dans l’univers potentiellement catastrophique de la bande dessinée d’aventure.

Autre exemple de fausses preuves : après avoir rappelé que selon Freud, « ce qui est refoulé finit toujours par revenir », McCarthy, n’hésite pas à imbriquer une interprétation fallacieuse dans une autre ; par exemple dans la scène où Haddock raconte aux tziganes comment il a trouvé leur petite Miarka perdue dans la forêt, il ne mentionne pas le fait que la petite fille l’a mordu, ce qui pour McCarthy signifie que Haddock « refoule » la morsure et donc que refouler signifie : décider consciemment et par tact de ne pas évoquer quelque chose. Une lecture rapide et distraite de ce passage permet de faire passer cette falsification de sens comme une lettre à la poste. Mais McCarthy avance, que c’est parce qu’il a « refoulé » l’incident de la morsure, que Haddock sera ensuite mordu par un perroquet puis piqué par une guêpe. A cette occasion, McCarthy n’oublie pas de préciser que c’est ce qui vaut à Haddock de retrouver avec “prick”, c’est-à-dire, en anglais, à la fois un dard (McCarthy envisage le double sens sexuel de Prick parce que pourquoi pas ?), dans le nez.

Plus loin, McCarthy prétend que  que la scène dans L’affaire Tournesol où Tintin et Haddock sont cachés dans la penderie de la Castafiore tandis que leur ennemi Sponz, boit du champagne avec celle-ci, est une scène de voyeurisme. Soit. Mais McCarthy interprète le bouchon de champagne qui saute comme une éjaculation précoce… sauf que, après vérification, cela se produit en présence de deux soldats de l’armée bordure et que ce n’est pas un éclaboussement qui a lieu mais un uppercut envoyé au moyen d’un objet traître, d’où McCarthy ne se gêne pas pour interpréter que « Sponz déverse ses rêves psychotiques ». On pourrait le dire d’Hergé à la rigueur, à ceci près qu’il n’y a pas d’inconscient en création narrative, que tout est déterminé (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’heureuses coïncidences, de correspondances qui sont les surprises que le créateur se fait à lui-même et à ses lecteurs). Si un dessinateur pour la jeunesse pensait au contenu sexuel que des esprits mal tournés seraient susceptibles de déceler dans son travail, il ne dessinerait plus rien (2).

L’esprit de McCarthy (étrange inversion d’ailleurs entre Paul McCarthy prétendant que son plug anal géant est un arbre de Noël et ce Tom McCarthy, qui voit partout la manifestation de l’esprit pervers de Hergé l’ancien boy-scout) va jusqu’à inférer que la scène de L’oreille cassée où Ramon (page 33) s’assoit sur une pelote d’épingles après avoir reçu une balle de revolver dans l’arrière-train est une manière pour Hergé de brocarder l’homosexualité, ce que McCarthy résume par un commentaire en aparté : « You like pricks in your butt, fag? », ce qui veut dire : « Tu aimes les bites dans le cul, petite pédale ? » Toujours le double-sens infantile du mot prick qui ne fonctionne qu’en anglais et que le lecteur est censé interpréter comme une pensée d’Hergé, alors que son auteur est véritablement McCarthy,le sémiologue en roue libre…

(1) Les détours menant à cette conclusion prévisible sont plus divertissants que la conclusion elle-même – puisque soyons sérieux,  où la psychanalyse appliquée n’est-elle pas capable de dénicher des clitoris ? Après tout on se demande bien ce que pourrait trouver d’autre quelqu’un qui prend au sérieux la psychanalyse appliquée aux personnages d’œuvres littéraires. McCarthy ne se privera pas d’insinuer que Haddock veut baiser Tintin (to screw) puisque dans un rêve, il utilise un tire-bouchon (corkscrew) pour déboucher Tintin transformé en bouteille.

(2) Cette possibilité scandaleuse fait l’objet d’une très amusante illustration dans la série Friends, où la pourtant très tolérante Phoebe fait la connaissance d’un homme qui lui plaît mais la choque en lui disant qu’il écrit des romans érotiques pour les enfants, ce qui est un objet théoriquement  impossible.

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KING KONG (1976), le dieu des petites choses

Le King Kong de John Guillermin est un film mal aimé . Je me souviens qu’enfant, j’étais très ému par le sort de ce pauvre gorille et attribuais cette sensiblerie  à ma jeunesse ; or une nouvelle vision adulte révèle un film qui s’enfonce peu à peu dans une profonde tristesse doublée d’un amer désenchantement.

Un certain parti pris de lenteur ne fait qu’accentuer cette impression (même si en chemin, le film traverse plusieurs genre avec un certain bonheur : le film d’aventures, la comédie, la satire, même) : c’est au bout d’une heure, sur un film de deux heures que l’affolante Jessica Lange se trouve confrontée avec le dieu Kong ; de nombreuses scènes étudient la relation entre la belle et la bête et l’aspect érotique de l’entreprise n’est pas à négliger non plus (la scène de la cascade) ; j’avais d’ailleurs oublié combien le gorille était expressif, ce qui extrait du spectateur (de moi en tout cas) une compassion qui pourrait bien le laisser gravement déshydraté à la vision de ce géant capturé et enfermé au fond de la cuve d’un pétrolier, ne sortant de sa torpeur mélancolique que parce que le vent lui a apporté l’écharpe de sa belle, dont il renifle douloureusement le parfum.

Sensible et intelligent, le film de Guillermin ne nous épargne pas de terribles constats : on a volé à la tribu de l’île inconnue leur dieu Kong ; le pétrole qu’on espérait y trouver doit encore vieillir d’une dizaine de milliers d’années (ce qu’on apprend lors d’une scène de comédie très réussie comme le film en compte plusieurs), les indigènes sont désormais condamnés par le contact avec la “civilisation de l’homme blanc” à devenir alcooliques et à s’éteindre dans l’indifférence (pronostic que fait un des personnages) ; quand la fièvre du pétrole retombe devant le principe de réalité, elle est automatiquement convertie en événement publicitaire à la gloire de la société Petrox ; et c’est sous une bâche ressemblant à une pompe à essence géante que sera dissimulé le pauvre dieu Kong, humilié et affublé d’une couronne dont on pourrait croire qu’elle le ridiculise accidentellement, alors qu’elle remplit sa fonction, qui est de tout assujettir au dieu Profit ; Jessica Lange campe merveilleusement Dwan, cette écervelée voluptueuse rescapée d’un naufrage parce qu’elle se trouvait sur le pont d’un Yacht qui a explosé au moment où le reste de l’équipage était en train de regarder Gorge profonde – entre les lignes, on comprend que la starlette a échappé à un autre destin ; à la fin, au pied du World Trade Center (très belle idée que d’avoir fait de ce symbole de la finance l’écho visuel d’un double piton rocheux dressé sur l’île de Kong) où gît le corps du gorille abattu assailli par la foule et la presse, la belle Dwan, tentant de rejoindre Prescott (amoureux d’elle mais qui n’est néanmoins pas dupe de ses ambitions), cernée par les photographes, continue de hurler son nom, passant instantanément et instinctivement de la position de l’amoureuse désespérée à celle de la photogénique veuve du monstre, du privé à l’obscène, de la sincérité à l’hystérie. On s’attendrait presque à ce que, comme Gloria Swanson à la fin de Sunset boulevard, elle dise : « Je suis prête pour mon gros plan, Monsieur  DeMille. » D’ailleurs, tout comme les aventuriers blancs ont volé leur dieu Kong aux indigènes de l’île mystérieuse, ceux-ci leur avaient volé leur aspirante déesse, dans une constellation cynique où les stars ne représentent guère autre chose que le sexe et l’argent.

A-t-on les rêves – et les dieux – qu’on mérite ?

Note :  L’original de Cooper et Schoedsack me semble se résumer à  un très beau livre d’images ; quant à la version relativement récente de Peter Jackson, c’est une démonstration de perfection technique au service de partis pris au souffle court (l’action se déroule à la même époque que le King Kong de 1933 et en fait un film d’époque assez décoratif, même si la partie qui a lieu sur le bateau me semble très réussie) ou absurdes : lors d’un combat avec un dinosaure géant, Kong tenant sa blonde dans une main, la secoue de sorte qu’elle ne pourrait sortir que complètement disloquée de cette épreuve (le King Kong de 1933 était plus prévenant et plus intelligent : perchant sa fiancée sur un arbre d’où elle ne pouvait descendre seule pour pouvoir régler son compte tranquillement à un dinosaure contrariant) ; la fiancée blonde du gorille géant escalade en robe de satin et en talons hauts l’échelle de la tour du Chrysler building en plein hiver. Ainsi, dans un film dont le suspense tient aux dangers affrontés par ses personnages, le froid glacial et la fragilité du corps humain sont traités comme des balivernes.

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FICTION ET VÉRITÉ (Galaxy Quest)

GALAXY QUEST

Une bonne fiction peut nous donner l’occasion de nous demander ce que nous ferions à la place de tel ou tel personnage. Parfois certains films répondent sans en avoir l’air à la question de savoir s’il faut dire la vérité à tout prix.

En plus d’être excellent divertissement, le film Galaxy quest (je ne dirai pas « est une réflexion sur » car il ne réfléchit pas à la place de son public) peut aussi inciter le spectateur à se poser la question de la place de la fiction dans notre existence.

Les héros de ce film sont les acteurs vedettes d’une série de science-fiction, Galaxy quest, qui a eu son heure de succès dans les années quatre-vingts. Quand le film commence, les acteurs en sont réduits à faire des apparitions dans des festivals de science-fiction (les fameux “Comic-conventions” ou « comic-con » qui passionnent les geeks de la série Big Bang theory) ou à inaugurer des centre commerciaux.

Dès les premières scènes, comme toutes les comédies qui se distinguent, Galaxy quest prend son sujet au sérieux en montrant avec justesse les failles des personnages, tout particulièrement celles de l’acteur principal, qui joue le commandant du NSEA Protector  dont les années de déclin ne semblent pas avoir altéré l’optimisme. Ses partenaires s’amusent de l’enthousiasme et du naturel avec lequel il « revit » ses aventures auprès de ses fans comme s’il s’agissait de souvenirs (1), tout en ne pouvant s’empêcher d’admirer la candeur qu’il a réussi à préserver. Il est vrai qu’il conserve sa gaité dans l’alcool.

Pourtant, son enthousiasme sera sérieusement mis à mal quand il surprendra les commentaires le décrivant comme un ringard inconscient du mépris de ses partenaires. Seul un événement exceptionnel le tirera de cette crise ; cet événement se produira sous la forme d’un appel au secours émanant d’un quatuor de personnages habillés en noir (d’une gentillesse désarmante) qui lui expliquent qu’ils sont des Thermiens venus sur terre pour implorer son aide.

Tandis que le commandant les prend pour des illuminés qui prennent leur costume de cosplay un peu trop au sérieux, le spectateur, lui, comprendra vite que ces quatre personnages sont réellement des extra-terrestres qui voient en les personnages de la série Galaxy quest les sauveurs potentiels de leur peuple en danger. En effet, ignorant les concepts de fiction et de mensonge, ils prennent la série pour une collection de documents historiques.

Une fois que toute la distribution de la série (croyant d’abord qu’il s’agit d’une opportunité de travail) se trouve embarquée dans l’aventure, les Thermiens leur font une surprise de taille en leur faisant découvrir le vaisseau qu’ils ont construit pour eux, réplique exacte de celui de la série, qui ressemble beaucoup à celui de Star Trek, à laquelle Galaxy quest envoie ses hommages tout en parodiant ses conventions. (le choix du terme “parodie” est délicat ; quoi qu’il en soit, Galaxy quest n’a rien à voir avec La folle histoire de l’espace de Mel Brooks, film très amusant où rien n’est pris au sérieux).

Je ne raconterai du film que ce qui est nécessaire pour rendre explicite la réflexion subtile qu’il développe en filigrane sur la fiction et le mensonge (réflexion que le spectateur est libre d’ignorer car le scénario, qui ne présente pas une faiblesse, fonctionne aussi sur les conventions du genre, qu’il expose en même temps qu’il en fait des moteurs de l’action).

A partir du moment où ils comprennent dans quoi ils sont embarqués, que Sarris, l’ennemi des Thermiens, est un véritable dictateur sanguinaire et que la méprise initiale pourrait bien se transformer en opération suicide, les acteurs ne doivent plus seulement faire le choix douloureux de l’héroïsme : ce choix est alourdi par des considérations morales, comme le fait que les Thermiens, en les prenant pour des héros, leur ont rendu leur dignité. Le spectateur se dit que la chose la plus raisonnable à faire serait de dire la vérité aux Thermiens et de les forcer à s’adapter à la réalité des choses ; en même temps, on se doute qu’en confisquant leurs illusions aux Thermiens, on provoquerait une découragement dont ils ne se relèveraient pas et dont leur ennemi profiterait pour les anéantir (2).

Je dirai seulement pour ne pas le déflorer que les personnages doivent agir ; et que c’est l’action qui leur permet de savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. Comme cela arrive aussi dans la vie, quand on n’est pas paralysé par de fausses questions.

Allant jusqu’au bout de sa logique, le film n’éludera pas la question centrale de la fiction, du mensonge et de l’imposture (qui sont une seule et même chose pour les Thermiens) en mettant les personnages dans la situation de devoir révéler qu’ils ne sont que des acteurs et non des héros. A ce point du déroulement de l’histoire, leur aveu est beaucoup moins justifié puisqu’ils ont déjà mis plusieurs fois leur vie en danger pour aider les Thermiens. Il faut noter que s’ils font cet aveu, la mort dans l’âme, c’est parce qu’avant un dernier retournement, l’ennemi des Thermiens, qui a compris qui ils étaient, les oblige à révéler à leur chef leur nature de saltimbanques, pour le seul plaisir d’infliger à ses victimes une souffrance de plus. (3)

A ce point, le spectateur se demande à la fois comment les héros vont retourner la situation, et aussi, si le film va laisser les Thermiens dans cet état désespérant de lucidité, ce qu’on ne leur souhaite pas, comme on ne souhaite à personne de vivre dans un monde désenchanté.

 

(1) Il faut d’ailleurs noter que les fans traitent tous les acteurs de la série comme s’ils étaient leur personnage et non comme s’ils le jouaient ; on pourrait penser que le film se moque des fans, ce qu’il fait affectueusement ; cependant tout au long de son déroulement, s’il y a une chose dont le film ne se moque pas, c’est de la fiction et de ceux qui y croient ; en fin de compte, on peut comprendre que les fans sont simplement des gens à qui la fiction offre la chance d’une double vie.

(2) Dans la réflexion qu’il développe sur le film Matrix dans le passionnant A pervert’s guide to cinema, Slavoj Zizek imagine une troisième pilule proposée à Neo. La première lui permet de retourner dans son monde d’illusion, (celui qui ressemble à notre quotidien) ; la seconde le fait définitivement quitter l’illusion pour la réalité (cauchemardesque et apocalyptique) ; la troisième pilule, imaginée par Zizek, permettrait de percevoir ce que l’illusion contient de réalité ou de vérité, et de comprendre que l’illusion est une interface par laquelle nous négocions avec la réalité et la vérité, ce que tous les gens qui aiment la fiction comprennent déjà instinctivement. (Zizek conclut : « Si on ampute la réalité des fictions symboliques qui la régulent, on supprime la réalité elle-même. »)

(3) C’est en se faisant passer les “documents historiques”(le début d’un épisode de la série Galaxy quest) que Sarris comprend que les alliés terriens des Thermiens ne sont que des saltimbanques. Il est donc intéressant de noter qu’à travers le personnage de Sarris, le film établit un parallèle entre le mal, la fureur destructrice, et l’indifférence à la fiction.

Car la fiction, en nous aidant à nous mettre à la place de personnages imaginaires dont le destin dépasse les limites de notre expérience, peut nous permettre de cultiver notre empathie.

Dans le chapitre intitulé Les lâches sont dangereux de son recueil Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey nous fournit un exemple contraire, celui  de Franz Stangl, concepteur du camp de Sobibor et directeur de celui de Treblinka, homme ordinaire, époux et père de famille, à qui manquait « la capacité d’imagination qui lui aurait permis de se mettre à la place des autres », c’est-à-dire, ses victimes, qui n’étaient pour lui que des statistiques. « Stangl est parvenu à ne pas comprendre ce qu’il faisait pendant qu’il était à Treblinka […], mais après la guerre, quand il vivait au Brésil et lisait tous les comptes rendus du procès d’Eichmann […], il comprit finalement que la « cargaison » dont il s’occupait à Treblinka était  composée d’êtres humains. Le lendemain du jour où il parut comprendre qu’il était coupable, il mourut. Peut-être n’est-il pas déplacé de noter […] que l’état [démocratique], pour préserver sa sécurité, doit cultiver l’imagination. »

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DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (6)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (2): LE ROMAN

Que recherche-t-on dans un roman ?

Le mot piège est évidemment le on.

Si la question est « Qu’est-ce qu’un roman ? », Thomas Pavel consacre environ six-cents pages pour y répondre dans La pensée du roman.

Qui est “on” ? De quels romans parle-t-on ? N’est-ce pas beaucoup demander à qui que ce soit (qui est peut-être on) de répondre à une question à deux termes qui contient deux inconnues ?

En fait de réflexion personnelle et d’esprit critique, une fois qu’on a pris la peine d’ignorer sa formulation et son impasse (qui est on ? à part un *** qui lit des romans) il s’agit de dresser un panorama des genres romanesques, mais encore une fois comment le savoir, vu le degré d’arbitraire entre les questions et les réponses préconisées, partant du principe qu’il y a une littérature d’évasion et une littérature sérieuse. Or l’opposition entre les deux est largement discutable.

 

– Pensez-vous qu’un héros de roman doive être nécessairement un personnage capable d’accomplir des exploits extraordinaires ?

Honnêtement ce que je pense n’a que peu d’importance.

Cette fausse politesse consistant à faire semblant de demander soi avis à quelqu’un a probablement pour but d’épargner au dissertant une violence  symbolique. Ici, ne pas oublier que « Pensez-vous » signifie : « Vous a-t-on inculqué que… ? », voire « Pensez-vous que vous êtes censé répondre que… ? »

Pour la clarté du sujet, on recommandera la formulation suivante « Quels héros de roman ont selon vous accompli des exploits extraordinaires et lesquels à votre avis se sont tourné les pouces ? ». La réponse est : cela dépend de leur tempérament, voir le cas d’Edmond Dantès contre celui d’Oblomov ou de Bartleby.

 

Le succès d’un roman repose sur notre éternel besoin de nous raconter des histoires où nous nous reconnaissons tels que nous voudrions être. 

Ici je voudrais prendre une minute de votre temps pour examiner comment la manière  dont des postulats non vérifiés sont imbriqués les uns dans les autres, rendant impossible toute tentative de réponse sérieuse :

[[[[Je souffre d’un besoin de me raconter des histoires (1)] qui est éternel (2)] et le fait que je me reconnaisse dans un roman (3)] tel que je voudrais être (4)] et c’est ce qui fait le succès de ce roman (5)]

A laquelle de ces cinq propositions dépendantes les unes des autres  le lycéen est-il censé répondre ? Le rédacteur du sujet, qui prend son cas pour une généralité, parle de « notre éternel besoin » et dit curieusement à propos du roman que nous aimons « nous raconter des histoires » plutôt que de nous les faire raconter.

Le sujet enchaîne des postulats pour le moins péremptoires. Qu’est-ce que ce succès ? Le nombre de lecteurs, le nombre de lecteurs qui ont aimé ? La postérité ? La réussite artistique ?

Sommes-nous face à un problème de marketing ?

Traduction : les personnages de romans sont-ils idéalisés ?

Si le sujet est une citation, mettons que le jour où son auteur l’a commise, il était souffrant et qu’il ne se reconnaissait pas dans la glace telle qu’il aurait voulu être.

 

Vous avez rencontré de multiples personnages dans l’univers romanesque théâtral ou cinématographique. Jouent-ils un rôle important dans votre goût pour la fiction ? 

Curieuse attitude qui consiste à décider pour lui de ce que le candidat aime alors qu’il a peut-être une prédilection pour les livres d’histoire, les biographies, les récits, les mémoires, la vulgarisation scientifique, d’où on sait que les personnages sont notoirement absents.

Il est d’emblée sommé d’écrire depuis une position qui lui est imposée, comme si ce n’était pas assez de lui imposer un sujet de réflexion en espérant que celui-ci soit pertinent, c’est-à-dire qu’il offre au lycéen les meilleures chances d’avoir envie d’utiliser son intelligence.

C’est avec une certaine présence d’esprit que pas loin de cent-cinquante ans avant que cette question soit formulée, Robert Louis Stevenson répond la chose suivante :

« Ce n’est pas le personnage mais l’événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation que nous nous sommes longtemps plu à imaginer se trouve réalisée dans le roman [Stevenson veut dire : dans un roman donné], avec tous les détails les plus nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un récit romanesque. »

Le point de vue de Stevenson est trop tranché pour satisfaire aux critères d’excellence de la dissertation. On pardonnera à Stevenson de savoir de quoi il parlait. Pour satisfaire aux prescriptions de l’exercice, on pourrait ergoter que d’un côté les personnages…, mais que de l’autre, les situations… Et on pourrait « prendre position » et mettre tout le monde d’accord en disant que les personnages et les situations.

 

– « Dans L’art du roman, l’écrivain Milan Kundera décrit ainsi le genre romanesque : “Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable.” Partagez-vous cette conception du roman ? » (La dissertation en français, Aude Lemeunier, Hatier)

J’en profite pour préciser que le traitement non dénué d’intérêt de ce sujet qui se trouve dans le manuel, par les questions qu’il soulève, trahit la réflexion de Kundera en mettant d’un côté les romans qui traiteraient de la réalité et de l’autre ceux qui traiteraient de l’existence alors que pour Kundera, tous les romans traitent de « l’existence » (ce qui vaudrait à la rédactrice une magnifique note pour hors sujet).

Cette distinction entre réalité et existence est arbitraire, je ne suis pas sûr du tout qu’il soit indiqué de la prendre pour argent comptant sous prétexte qu’elle est de Kundera. Au contraire, on pourrait très bien avancer que la réalité avec ses innombrables destins, ces trajectoires individuelles (et ce, qu’on les aborde du point de vue de l’historiographie ou de l’expérience personnelle), ses exploits hors du commun, ses concours de circonstances et coïncidences extraordinaires est un aperçu du champ infini des possibilités humaines (à ce sujet, je renvoie au livre étonnant de Paul Watzlawick La réalité de la réalité). Cette réflexion est réversible du fait de son trop grand quotient de généralisation.

En fait, quand on pense à ce qu’on sait du monde, on se rend compte que dans une très large proportion, il est fait d’informations de seconde main, plus ou moins concoctées par des journalistes, des historiens, des amis revenus de voyage, des écrivains voyageurs, des biographes, etc. A cet égard, le monde est pour une très large partie un produit de notre imagination (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas). À cet égard, la littérature lui fait une concurrence presque déloyale, car il n’est pas difficile pour des personnages de roman d’avoir à nos yeux plus de réalité et d’être de meilleure compagnie que des personnes qui existent vraiment, que personne n’a inventés et que nous connaissons parfois. Les personnages de roman sont des créatures de Frankenstein, qui empruntent leurs traits à d’innombrables personnes réelles et imaginaires. Mais ils ne sont pas des chimères.

 

Dans le roman épistolaire, il faut choisir entre vivre et écrire

La méthodologie de la dissertation recommande l’analyse des notions et la reformulation du sujet. Est-elle nécessaire en ce qui concerne des verbes aussi génériques que choisir, vivre et écrire, que justement, le sujet ne se donne pas la peine de préciser ?

J’avoue que ni ma bonne volonté ni mes recherches ne m’ont permis de savoir où veut en venir ce sujet qui fait le malin. La personne qui a soumis ce sujet sur un forum dans l’espoir d’obtenir de l’aide, propose de suivre les pistes :  « vivre c’est écrire, vivre c’est agir »

Faut-il comprendre qu’écrire est une activité à part des autres activités humaines (je dis à part, mais je suis sûr qu’il faut comprendre au-dessus de) ? Dans ce cas, faut-il mettre l’écriture de lettres sur le même plan que l’écriture d’un roman (épistolaire ou non) ?

Du reste le sujet parle-t-il de l’auteur d’un roman épistolaire, qui est quelqu’un qui écrit (« Dans un roman épistolaire » = dans le genre épistolaire) ou des personnages des romans épistolaires, qui sont censés écrire les lettres dont la succession produit le récit appelé roman (« Dans un roman épistolaire » = à l’intérieur de l’action du roman épistolaire ?) ? Et si c’est au lycéen de se poser la question, pourquoi ne lui est-elle pas posée plus clairement ? (« Qui écrit un roman épistolaire ? »)

Peut-être parce qu’elle n’a aucun intérêt.

La question est peut-être de savoir si en écrivant, les personnages créent l’action d’un roman épistolaire ou si leurs lettres constituent un témoignage, problématique qui me semble tout à fait oiseuse. N’ayant pas réussi à tomber sur un traitement modèle de ce sujet, il m’est impossible de le vérifier.

En ce qui concerne le verbe vivre, je ne résiste pas au plaisir de partager cette citation, extraite du livre de Richard Brooks Thirteen things that don’t make sense :

« Comment définirait-on la vie ? Est-ce quand un système est capable de se reproduire, auquel cas bon nombre de programmes informatiques pourraient être qualifiés de vivants tandis que bon nombre d’êtres humains – les hommes et les femmes stériles par exemple, où les religieuses – échapperaient à cette définition. Les choses qui sont vivantes consomment de l’énergie, se déplacent et produisent des rejets ; tout comme le font les automobiles, que personne ne songerait à qualifier de vivantes. »

Si j’ai placé ici cette citation, ce n’est pas seulement pour me faire plaisir, mais pour m’étonner de ce que le sens des mots soit si important dans un livre de vulgarisation scientifique alors qu’il fait l’objet d’un usage pour le moins désinvolte dans des travaux censés analyser les œuvres littéraires. Le rédacteur doit-il signaler au correcteur que les personnages d’un roman, épistolaire ou non, ne sont pas “vivants” au sens où on l’entend habituellement ?

Pour revenir au sujet sur le roman épistolaire, il est évident, si on conserve l’opposition artificielle entre les deux verbes vivre et écrire, que le correcteur ne se contentera pas de la réponse : « On n’a pas besoin de choisir, il suffit de décider qu’on va faire les deux tour à tour » ni de « Mais enfin, pour écrire, il faut vivre ou au moins avoir vécu quelque chose (même si le fait de ne plus vivre risque de compromettre l’acte d’écrire) », quoique je sois gêné par le fait que le verbe vivre du sujet n’est pas employé dans sa forme transitive ; risquerais-je le hors sujet ? Je suppose qu’il s’agit encore une fois de renvoyer le lycéen aux platitudes de rigueur. Mais encore une fois, lesquelles ?

Le traitement de ce sujet semble consister à ignorer toutes ces objections, ce que encore une fois les prescriptions de l’exercice confondent avec : faire preuve d’esprit critique.

La gageure de la dissertation consiste souvent à donner l’explication la plus convenue possible à la question la plus tordue (la règle élémentaire voulant que quand le sujet énonce le roman, il entend tel roman) ; nous sommes au royaume des apparences trompeuses, où les mots sont des ombres qui ne sont projetées par rien. (À SUIVRE)

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DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (5)

QUELQUES SUJETS COMMENTÉS (1): LE ROMAN

(Je tiens à préciser que les billets qui suivent ne commentent que la formulation des sujets. Une critique des traitements (modèles de dissertation) sera bientôt publiée.)

Pour vous, un personnage de roman doit-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ?

Inutile de revenir sur l’hypocrite « Pour vous ». En revanche, ce sujet illustre un autre symptôme propre à la dissertation sous la forme de ce « doit-il », qui donne l’impression qu’on est en train de parler des règles qui encadrent la création de fictions, comme si celles-ci existaient au préalable (alors qu’il n’y a que des traditions, des conventions, des genres, des écoles, que les écrivains, sont libres de suivre, de détourner ou de pulvériser). Encore une fois, même s’il s’agit d’une convention propre à la dissertation, d’une formule creuse qu’il faudrait convertir, il s’agit d’une convention trompeuse. Le lycéen, qui est un lecteur et non un écrivain, parle de la fiction en tant que lecteur, et en tant que lecteur, il ne lui appartient pas de décider ou d’établir qu’un personnage doit être comme ceci ou comme cela ; en tant que lecteur, il est mis devant le fait accompli. Ce dont il est encore une fois question, c’est le “réalisme” appliqué aux personnages de romans, “réalisme” considéré comme allant de soi alors qu’il soulève de très nombreuses questions et que les écrivains qui ont critiqué cette notion n’abondent pas du tout dans le sens qu’en donne conventionnellement la dissertation, sens qui comme le dit Nabokov, « reste à définir » (problème de tout ce qui va de soi) ; nous verrons plus loin que ce qui est considéré comme ressortissant du réel ou de la caricature, par exemple, est très discutable et arbitraire.

La vraie question est peut-être : « Un personnage de roman peut-il avoir toutes les caractéristiques d’une personne réelle ? ». Il est malencontreux que le sujet se trompe (et trompe le rédacteur de la dissertation) sur un point aussi élémentaire que le choix d’un verbe défectif.

Dans les deux cas « Un personnage de roman doit-il avoir… » et « Un personnage de roman peut-il avoir… », la question n’a à peu près aucun intérêt car sa réponse tient en trois lettres : non. A moins qu’une personne réelle sente le papier (ou le sapin à partir duquel on fait du papier, ce qui n’arrive que de manière métaphorique), qu’elle soit numérotée en bas de page et qu’on puisse littéralement lire en elle comme dans un livre ouvert. Un personnage de roman ne saurait avoir aucun des attributs d’une personne réelle, quand bien même il serait prélevé dans un roman d’Emile Zola. C’est une créature de papier et de mots, une chimère dont le « réalisme » n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit fidèlement inspirée du réel ou non. Dan Simmons ou Stephen King emploient des trésors de réalisme pour nous faire croire à des vampires colonisateurs de l’esprit, à des demoiselles douées de télékinésie ou aux occupants d’un hôtel maléfique. Isaac Asimov imagine ou anticipe le thème des machines pensantes et émotives et il a tout intérêt à le faire de manière crédible. A cet égard, comme la littérature fantastique, la science-fiction est un genre réaliste.

En réalité, ce sujet invite à traiter du réalisme des personnages dans le roman. Et il faut partir de l’acception conventionnelle selon laquelle la littérature réaliste serait une littérature “inspirée de la réalité”, explication qui ne va pas sans son cortège de questions (d’ailleurs jamais débattues dans les sujets de dissertation).

Je renvoie à Stevenson, qui dans Essais sur l’art de la fiction parle du réalisme du théâtre. Où identifie-t-il ce réalisme ? Dans les thèmes abordés ? Dans le fait que le texte peut ressembler à une conversation ?  (on peut d’ailleurs se demander si une pièce de théâtre est plus réaliste quand elle est lue ou quand elle est jouée) Pas du tout : dans le fait que les personnage de théâtre sont joués par des acteurs en chair et en os.

Ce sujet et la notion fantomatique de réalisme en littérature éludent donc volontairement le fait que la lecture est une fonction artificielle (le simple fait de percevoir le monde requiert un apprentissage) et que ce qui fait un personnage de livre, dénué d’apparence physique, qu’on ne perçoit directement par aucun des sens (vue, ouïe, odorat, toucher, goût), n’a rien à voir avec les mécanismes de perception ; ce qu’on perçoit, ce sont des mots ; or l’expérience du réel ne produit jamais que la seule chose qu’on perçoive d’une personne proche soit exclusivement des mots. Sauf dans la relation épistolaire (encore faudrait-il choisir entre vivre et écrire).

Oscar Wilde, à qui on posait la question « Quel est l’événement le plus triste qui soit arrivé dans votre vie ? » répondit « La mort de Lucien de Rubempré. »

Les personnages de fiction ont toutes les caractéristiques d’une seule catégorie de vivants : les absents. (À SUIVRE)

(Photographie : Thorsten Brinkmann, titre inconnu & Karl Schrank von Gaul (2008) détails)

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DISSERTATION LITTÉRAIRE ET DOUBLE CONTRAINTE (4)

Trois plans sont proposés,

C’est la présentation du fameux et redoutable plan dialectique qui prend le plus de place (deux pages) tandis que tout ce qu’on dit du plan thématique est qu’il dépend des connaissances de l’élève et qu’il ne doit pas dépasser trois parties. On le privilégie quand il s’agit d’enfiler des platitudes sur les fonctions de la poésie, les principaux intérêts de l’autobiographie, etc.

Quant au plan analytique, il tend à expliquer un jugement plutôt qu’à le discuter. Les idées directrices des différentes parties du devoir sont inspirées de la citation qui sert de sujet.

Le fameux plan dialectique (thèse-antithèse-synthèse), est résumé ainsi : « les élèves sont invités à dégager tous les arguments [qui étayent le sujet] et à en apprécier le bien fondé ; puis il s’agit d’envisager les arguments qui divergent d’avec (sic) ce point de vue initial, voire s’y opposent ; dans un troisième temps, les élèves prennent eux-mêmes position. »

Je me souviens qu’en cours de français, quand nous ne nous exercions pas à la dissertation, l’approche des textes, extraits, romans étudiés en cours n’était pas du tout une approche “dissertationnelle”, mais se limitait – heureusement ! – à des séances d’explication de texte.

Au-delà des difficultés méthodologiques, la dissertation pose des contraintes supplémentaires.

JE EST UN AUTRE

Une consigne de la dissertation ne laisse pas de déconcerter, il s’agit de l’interdiction du recours à la première personne.

Elle présuppose une prétention à l’objectivité or s’il y a une chose qu’il serait urgent de faire, c’est d’établir ce que sont  l’objectif et le subjectif (une fois sortis de la pensée automatique qui nous avait appris à associer objectif avec bon et subjectif avec mal).

S’il s’agit de stimuler l’esprit critique, on se demande l’esprit critique de qui et aussi, à part sa vertu paralysante, quelle peut bien être l’utilité de la proscription pure et simple du je.

Pour ne rien arranger, de nombreux sujets commencent par « Selon vous… », « Pensez-vous que… », à quoi servent ces amorces si ce n’est à inviter le lycéen pieds et poings liés à exécuter un numéro d’évasion.

Dans les faits, il est implicitement exclus que le rédacteur prenne le sujet au pied de la lettre en répondant  « Selon moi, etc. » Le sujet pourrait être aussi bien formulé sans qu’on feigne de demander son avis au rédacteur. Mais on est en droit de se demander ce qu’il advient de la responsabilité intellectuelle dès lors que le Je est proscrit et qu’on attend du lycéen qu’il se dissolve dans une intenable neutralité. J’insiste : elle est intenable à partir du moment où on présente  la dissertation comme un exercice de réflexion personnelle et d’esprit critique (et c’est ce qu’on fait). Voici un témoignage à ce sujet :

« La manie d’exclure le pronom personnel « je » de tout texte analytique (que ce soit des sciences de la nature ou des analyses littéraires) me semble particulièrement répandue en France. […] Mes professeurs français nous […] ont toujours interdit d’utiliser le « je » dans n’importe quelle composition – la subjectivité serait à éviter à tout prix. […] Mes professeurs allemands par contre refusaient strictement le « nous ». Je cite ma prof d’allemand: « Non, non, ce n’est pas moi qui le dis. Si je ne suis pas d’accord avec ce qu’écrit mon élève je ne veux pas être incluse dans cette affirmation! Vous devez reconnaître la responsabilité de votre affirmation. Utilisez le « je »! »

Mais pourquoi donc la subjectivité serait-elle à éviter à tout prix ? Et surtout, que reste-t-il une fois qu’on a éliminé la subjectivité, c’est-à-dire la position du sujet ? (mis à part bien sûr un simulacre d’objectivité)

L’interdiction du je est [donc] une absurdité, sauf à considérer honnêtement que la dissertation n’est rien d’autre qu’un contrôle des connaissances (si du moins ce vocabulaire a toujours cours dans l’enseignement). De plus, l’argument qui déduit l’objectivité de la non utilisation du je est doublement fallacieux. D’une part parce que cet artifice ne suffira pas à tenir l’erreur et le préjugé à l’écart : le tour de passe-passe consistant à remplacer je par nous ou par on peut conduire à un début de rigueur puisqu’il amène fatalement à se questionner sur ce que on veut dire (et que le choix du sujet est un premier filtre du propos) mais je ne vois pas en quoi l’emploi de la première personne exclut cette possibilité puisque justement le rédacteur serait amené à assumer ce qu’il écrit (ce qui n’est pas tout à fait le cas s’il dit nous ou on) ; d’autre part ce n’est que d’une position subjective que je peux savoir ce que je pense. C’est-à-dire, en essayant de distinguer ce qui est de l’ordre de l’opinion ou du préjugé de ce qui est de l’ordre du fait ou de l’observation. Autrement dit ce n’est que d’une position subjective que nous pouvons tendre vers une position objective. Mais surtout, ce n’est que d’une position subjective qu’on peut développer une réflexion personnelle.

En définitive, la dissertation aboutissait toujours à faire l’éloge de la littérature et d’une fausse idée de la modération, qui était en fait un refus de de prendre parti, une manière de ménager la chèvre de la thèse et le chou de l’antithèse. Elle semble rejoindre la vulgate selon laquelle toute certitude mène au fanatisme (sur ce sujet, voir le chapitre consacré à la dissertation de philosophie). Or cette hypothèse repose sur une conception erronée de ce qu’est une certitude et ce qu’est (ou n’est pas) le fanatisme. (À SUIVRE)

(Photographie : Thomas Demand, Büro, 1995)

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