EYES WIDE SHUT VS NORTH BY NORTHWEST (1)

Dans le passionnant documentaire cinéphilosophique The pervert’s guide to cinema, le philosophe Slavoj Zizek revient sur le premier Matrix, imaginant, en plus de la pilule bleue, qui permet de retourner dans l’illusion réconfortante de la matrice et la pilule rouge, qui permet de percevoir la réalité au-delà de la fiction générée par la matrice, une troisième pilule, qui permettrait de percevoir la réalité dans la fiction. Cette troisième pilule n’est pas de trop dans la caverne cinématographique, qui se contente trop souvent d’appliquer des pansements oniriques – certes industriels puisque Hollywood était appelée “l’industrie du rêve” – sur la jambe boiteuse de notre réalité. Dans ses entretiens avec François Truffaut, Alfred Hitchcock admet d’ailleurs que ses films obéissent à la logique de rêves éveillés, ce qui explique que ses films, comme ceux de David Lynch, contiennent tant de scène marquantes, et aussi que les “invraisemblances” passent en raison d’un fonctionnement qui obéit à une logique interne. Le film de Stanley Kubrick Eyes wide shut est l’adaptation d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler intitulée La nouvelle rêvée (Traumnovelle). Même si elle prend forme de manière tout à fait différente dans ces deux films, la dimension onirique n’est pas la seule chose qui les relie. 
Ceci n’est pas un essai de cinéphilie, mais une déambulation dans les intersections entre ces espaces mentaux et le nôtre, dont nous désignons une des dimensions sous le nom de réel

LA RÉALITÉ RÊVÉE… PAR QUI ?
L’art de raconter des histoires a beau participer aujourd’hui de ce qu’on appelle la civilisation mercantile et vampirique du divertissement, ce n’en est pas moins une fonction vitale. Imaginons seulement quelle sorte d’adultes seraient des personnes incapables de comprendre que l’acteur n’est pas le personnage qu’il joue, d’envisager qu’un livre leur parle d’autre chose que ce que requièrent leurs besoins immédiats, comme le ferait par exemple un mode d’emploi… Ces personnes seraient des sortes d’infirmes :  « Retirez, annonce encore Zizek dans The pervert’s guide to cinema, les fictions symboliques qui constituent la trame du réel, et vous perdez le réel lui-même »… 
Si les incohérences apparentes et les coïncidences qui parsèment La mort aux trousses ne constituent aucunement une gêne, c’est parce que le récit assume le parti d’une fantaisie voisine du rêve et de la comédie (incarnée dans le choix de l’acteur Cary Grant, pourtant tout à fait capable de camper des personnages inquiétants), ce qui ne désamorce pas les scènes de suspense, traitées avec le plus grand sérieux. Il y a aussi que si l’idée centrale du film, la fabrication d’un agent chimérique par les services secrets pour mener l’ennemi sur une fausse piste, a beau ressembler à une géniale trouvaille de fiction, elle est empruntée à la réalité du contre-espionnage, c’est-à-dire aux arcanes des services secrets
Roger Thornhill (interprété par Cary Grant) travaille dans la publicité – activité dont il affirme au début du film qu’elle ne connaît pas le mensonge mais seulement l’exagération. Inversement, Edward Bernays, l’inventeur de la propagande commerciale et d’entreprise (privée comme publique) a toujours reconnu que les termes, inventé par lui de Relations publiques était un euphémisme pour : manipulation des désirs en vue de leur exploitation industrielle. L’industrie du rêve est aussi une industrie libidinale, où le plaisir sert à anesthésier la sensation de manipulation. 

INGÉRENCE DE LA CIA DANS L’INDUSTRIE DU RÊVE
À la suite d’une méprise Thornhill est pris par les “méchants” pour un certain George Kaplan l’agent travaillant à démanteler leur réseau. Après un kidnapping et une tentative d’assassinat, Thornhill, accusé de meurtre sous l’identité de Kaplan, n’aura de cesse de retrouver le véritable Kaplan afin de se tirer de ce mauvais pas. Or George Kaplan n’existe pas, c’est une fiction inventée par les services secrets afin de détourner l’attention du véritable agent qui travaille sous le nez de leur cible, Vandamm (James Mason) et dont l’identité n’est d’ailleurs que suggérée. 
La mort aux trousses ne nomme pas la CIA, anciennement OSS (Office of strategic services), créée en 1946, et pour cause : la CIA, qui supervisait les productions hollywoodiennes, serait intervenue pour que ce ne soit pas le cas. La manufacture du mensonge et de manipulation d’État – épaulée par l’Institut Tavistock en Angleterre – et l’industrie du rêve (éveillé) ont très vite travaillé main dans la main. Ainsi, un an avant La mort aux trousses, la CIA était intervenue dans l’écriture du film de Joseph Manckiewicz The quiet American, le détournant de sa fidélité au roman de Graham Greene pour idéaliser la peinture de l’action des services secrets américains en Indochine. Greene avait désavoué le film comme une œuvre de propagande américaine. 
Le cinéma ne s’avoue outil de propagande qu’en temps de guerre… Le prédécesseur de La mort aux trousses dans la filmographie de Hitchcock Les 39 marches, adapté d’un roman de John Buchan par lui-même, suivait déjà un quidam happé dans une histoire d’espionnage et de trafic d’information. John Buchan avait, travaillé pour le Bureau de propagande de guerre à Londres, futur Institut Tavistock. Les relations incestueuses entre la tromperie d’État, sous l’étiquette de services secrets et contre-espionnage, et la fiction consistent entre autres à suggérer au public que les intérêts des États sont ceux des populations et que donc les services secrets, travaillent pour le bien de celles-ci. 
Dans La mort aux trousses, le nom UNITED STATES INTELLIGENCE AGENCY (Agence étasunienne de renseignement) apparaît sur une plaque de cuivre dans laquelle se reflète le capitole, semblant suggérer que l’esprit du pouvoir est dans la lettre et non dans lieu et donc dans les mains de ceux qui contrôlent le langage. Dans le jeu “démocratique” où les présidents et les partis se succèdent, les services secrets ne sont-ils pas la continuité du pouvoir ? 
Si on a la chance de voir La mort aux trousses au cinéma, on aura l’occasion d’apercevoir, lors de la mémorable scène de poursuite finale sur le mont Rushmore recréé en studio le haut du décor et même quelques projecteurs, un peu comme au théâtre, quand on s’amuse à lever le nez vers les cintres. L’exhibition furtive de la machinerie de l’industrie du rêve laisse effectivement quelque peu rêveur… N’oublions pas que dans la vie aussi, il suffit d’un pas de côté pour voir les ficelles des mensonges d’État, toujours cachés à la vue de tous, mais bien à la portée de ceux qui en ont la curiosité, car il ne saurait en être autrement, à condition d’avancer les yeux grand ouverts et de voir ce que l’on voit… 

ÉQUIVOCITÉ DES LIEUX ET DES ÊTRES
Censée se dérouler à New York, Eyes wide shut est presque entièrement tourné en studio en Angleterre. Tandis que dans LMT Roger Thornhill découvrait à son corps défendant la réalité des guerres occultes, Bill Harford (Tom Cruise) verra se lever un coin du voile des hautes sociétés secrètes et de leurs cérémonies évoquant les rites de prostitution sacrée de certaines religions archaïques. Alors que Thornhill se glisse dans la peau d’un agent chimérique, Harford, au terme d’une troublante déambulation dans les rues d’une New York de studio et dans les mystères conjugaux, devient invisible sous un masque et une cape. Depuis le début, tous deux sont à leur insu exposés par le pouvoir occulte (le contre-espionnage et la société secrète).
Les deux films nous l’apprennent très vite : la femme aimée entretient des liens ambigus avec l’ennemi occulte :  dans LMT, Eve Kendall porte secours au fugitif Thornhill dans un train, tout en communiquant par billets avec le camp du mal tandis qu’un des premiers plans de Eyes wide shut, présente la femme de Bill Harford (Tom Cruise) révélant sa nudité en faisant tomber sa petite robe noire sur ses chevilles, créant une association avec les vestales nues de la scène de l’orgie qui apparaîtront plus tard dans le film et se dénuderont autour du maître de cérémonie, en faisant tomber la cape qui les couvre. 

Les deux films révèlent un déséquilibre du couple amoureux : pendant leur première étreinte, la caméra surprend un regard de côté sur le visage d’Eve Kendall, révélant sa duplicité (il précède l’annonce au spectateur que Eve Kendall transmet un message aux ravisseurs de celui qu’elle prétend secourir). Lors de son étreinte avec son mari, le regard d’Alice Harford est dirigé vers son reflet dans le miroir ; le spectateur ne peut que se demander quelles sont les forces qui la contrôlent. Précisons que tant Alice au pays des merveilles que Le magicien d’Oz sont des éléments constitutifs de la programmation MK Ultra mise au point par la CIA pour créer des agents doubles, idéalement inconscients de leurs changement d’état de conscience. À la soirée de Ziegler, ce sont deux jeunes mannequins qui tentent de séduire Bill Harford pour l’emmener de l’autre côté de l’arc-en-ciel (“over the rainbow”), comme au pays d’Oz. 
Dans LMT, Roger Thornhill finit par épouser une femme qui avait pourtant conspiré pour qu’il soit assassiné, tandis que dans EWS, en plus de la suggestion de sa duplicité, il se pourrait bien qu’Alice Harford fasse ou ait fait partie du groupe de servantes sexuelles du sérail…

Loin d’être un concours de circonstances, l’errance nocturne de Bill Harford, son mariage et son existence sont peut-être entre les mains d’agents des forces occultes. Signalons au passage que c’est entre deux colonnes blanches que se déshabille Alice Harford. 
Précisons ici que dans un environnement aussi contrôlé que le cinéma, les signes maçonniques – ou tous signes référant à des symboles ésotériques – ne sauraient être innocents. Dans la guerre spirituelle entre forces matérialistes et forces spiritualistes, dirai-je pour simplifier, la franc-maçonnerie se situe du côté matérialiste et de toutes les idéologies et courants religieux ambitionnant d’établir un paradis terrestre, une société idéale, qu’elle appelle, pour la galerie, bonheur ouamélioration de l’humanité. Avec la chute des régimes traditionnels et les révolutions modernes, cette guerre spirituelle – ou contre-spirituelle – a été rendue imperceptible à la majorité de la population occidentale libérée, égalisée, fraternisée. Pour simplifier, elle se répartit entre des familles de pensée croyant à la vie éternelle (christianisme, islam), et celles qui croient à un paradis terrestre retrouvé (judaïsme, religion dans laquelle le messie est censé revenir pour annoncer le règne du peuple juif dans un monde “pacifié”) mais aussi socialisme, qui est d’essence utopique), à l’accès de l’homme à la connaissance et à un statut divin ou proche du divin (gnose, transhumanisme), au progrès et à l’établissement du bonheur terrestre de l’humanité (humanité qui sera comprise dans un sens plus ou moins restrictif, car aux yeux de beaucoup d’idéologies, l’humanité n’est pas un genre, mais un club)… Autant de catégorie susceptibles de se recouper au gré des dogmes et des schismes divers… 
L’exploitation sexuelle est omniprésente dans EWS : le patron du magasin de costumes comme dans la nouvelle de Schnitzler, prostitue sa fille ; c’est elle qui souffle à Bill Harford la tenue adéquate à porter pour l’orgie rituelle ; le fait qu’elle est mineure suggère que la partie fine entre adultes consentants à laquelle on va assister n’est que le volet le plus présentable de ces cérémonies… Elles ont d’ailleurs lieu dans un château, du moins pour ce qui est de son aspect extérieur (car les scène intérieures ont été tournées dans un autre lieu) Mentmore Towers, construit par les Rothschild, dont il existe une réplique aux États Unis, qui est celle où a lieu la messe noire dans le film (décevant) de Roman Polanski The Gate. Dans La cité perverse, Dany-Robert Dufour écrit « On voit donc dans la richesse ostentatoire une subversion du modèle féodal par le capital, […] clairement indiquée dans Les 120 journées de Sodome par le fait que le château de Silling [appartient] au banquier Durcet. »
Anthony Frewin (qui était l’assistant de Stanley Kubrick sur le tournage) raconte d’ailleurs qu’un de ses amis, G. Legman lui a fourni pour le film beaucoup d’informations ayant trait aux sociétés secrètes et aux mœurs sexuelles dans la Vienne de Schnitzler et a aussi envoyé beaucoup d’illustrations sur des rituels secrets et des messes noires au XIXe siècle. 

/À SUIVRE/

PAUVRES DE NOUS ! (Une analyse toxicologique du film Pauvres créatures)

Pauvres créatures (Poor things, 2024) de Yorgos Lanthimos est salué comme « un grand film féministe », c’est-à-dire un film qui s’en prend au « patriarcat », et naturellement recommandé comme tel, comme à chaque fois qu’est employé un mot fétiche (“féministe”, “démocratique”, “inclusif”…) qui n’a pas tant vocation à signifier qu’à entretenir un état de sidération et d’hypnose. 

ILLUSION DE LA PLURALITÉ
Sur le site de France Inter, un aperçu des critiques inoffensives de l’émission de Le masque et la plume confirme que la critique professionnelle n’a rien à voir avec l’exercice d’un véritable esprit critique (capable d’exposer des visées propagandistes sans forcément gâcher le plaisir du spectateur) et qu’elle en est un produit dérivé, une sous-production du cinéma et de la culture en général, la culture étant une des idoles, un des cultes, du polythéiquement correct démocratique. Un des critiques trouve à redire à l’abus des plans à image convexe ; une autre se réjouit qu’un personnage féminin «  s’émancipe des codes sans rien lâcher de ses désirs. » (conformité au culte du plaisir personnel) ; une autre encore déplore une tendance « à mettre en scène des femmes selon un regard d’homme » (conformité au regard “féministe” culpabilisant et castrateur qui tétanise toute la société occidentale)…  
Pauvres créatures contient de nombreuses scènes détaillant l’activité sexuelle débridée de son héroïne. Profitons-en pour réfléchir à l’épreuve pour l’actrice, consistant à se montrer dans de nombreuses scènes dégradantes. On sait que les acteurs ne sortent pas indemnes de leurs personnages ; dans une interview, l’actrice Sabine Azéma disait regretter qu’après une scène où elle a dû pleurer, il ne se trouve personne pour la prendre dans ses bras ; les bons acteurs ne font pas tout à fait semblant.
Pauvres créatures raconte une “émancipation” par la jouissance sexuelle, et assène donc une nouvelle couche de catéchisme moderne par la valorisation du corps plutôt que de l’esprit. Ce concept étrange ne peut se comprendre que dans un monde où le sexe est entré dans la vie publique et où il occupe littéralement désormais la vie politique. Ce monde, c’est le nôtre. Rappelons au passage la phrase de l’auteur Aldous Huxley : « Quand il n’y aura plus de libertés, il restera la liberté sexuelle ».

GÉNÉALOGIE FRANKENSTEIN
Pauvres créatures , qui se veut une variante sur le mythe transhumaniste de Frankenstein (contrôle de la vie, mythe du nouvel homme et divinisation de l’homme) s’ouvre sur le suicide d’une jeune femme, dont il s’avèrera qu’elle est enceinte. Son corps sera récupéré par un homme défiguré, Godwin, que tout le monde appelle “God” (donc : Dieu) et qui s’adonne à des expériences d’hybridation sur des animaux : poule à tête de porc, canard à tête de chien et chèvre à tête de canard. Ne nous y trompons pas, les animaux aberrants montrés dans ce film sont l’illustration grotesque d’un fantasme de contrôle total du vivant bien réel, qui figure au programme du Forum Économique Mondial et son projet de « fusion entre l’identité physique, biologique et numérique » (1). Fusion : confusion.
Le nom de Godwin n’est pas choisi au hasard : c’était le nom du père de Mary Godwin, future Mary Shelley, auteur de Frankenstein. William Godwin était l’auteur d’un essai révolutionnaire visant à réformer la société selon l’idéologie illuministe, qui ne reconnaît rien de supérieur à la raison et à l’humain ; dans la société ainsi fantasmée, le mariage (« le plus odieux des monopoles ») serait hors-la-loi, et le libertinage et le partage des concubines seraient la règle… La lecture de cet essai anarchiste allait marquer le poète Percy Bysshe Shelley qui finirait par rencontrer l’auteur et séduire sa fille, espérant fonder en version microcosmique un modèle de société socialiste utopique dans lequel l’échange des partenaires serait la norme. Soit dit en passant, si beaucoup de privilégiés comme Shelley ont été séduits par le socialisme utopique, c’est qu’ils devinaient que leur condition de privilégiés serait préservée. 
Pour revenir à Pauvres créatures, le choix de nommer Godwin (God = Dieu) un personnage qui manipule le vivant trouve aujourd’hui un écho concert dans les thèses de Yuval Noah Harari, conseiller du directeur du Forum Économique Mondial Klaus Schwab et auteur du best-seller mondial Homo Deus qui développe de manière idéologico-scientiste la promesse du serpent « Vous serez comme des dieux ». 

POUR UNE SEXUALITÉ ÉPANOUIE DE L’ENFANT ? 
L’héroïne de Pauvres créatures, Bella est donc une femme suicidée ressuscitée par un savant fou qui a greffé à la place de son cerveau celui de son bébé. Il n’est guère étonnant que la critique ne s’attarde pas sur ce détail perturbant : Pauvres créatures ne nous raconte pas l’itinéraire sexuel et “politique” d’une femme à la psychologie immature, mais d’une petite fille dans un corps d’adulte ; le film n’exploite le potentiel absurde de cette situation que pour faire oublier au spectateur qu’il assiste à des scènes de relations sexuelles entre des hommes et une petite fille de huit ans (dans un corps de femme). Dissonance cognitive, ce que voit le spectateur : des scènes sexuelles entre adultes, ne correspond pas à ce qu’il sait : qu’un des deux partenaires est une enfant.  Le film montre Bella à la fois comme un enfant qui utilise les hommes comme des jouets sexuels (ce qui est une perversion) et comme un modèle de femme libre (réduisant de nouveau la liberté à la liberté sexuelle)… 
Ce n’est que de la fiction ? Si le pouvoir ne prenait pas au sérieux ce qu’on appelle la “culture” (une des divinités républicaines) la CIA ne serait pas intervenue dans les programmes culturels américains et européens à partir des années 50 (voir l’essai de Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ?)

LA PROSTITUTION AU SERVICE DE LA CAUSE FÉMINISTE 
Duncan, l’amant de Bella, qui voit d’un mauvais œil qu’elle échappe à son contrôle, lui soit “infidèle”, essaiera de la mettre en garde contre la prostitution.  Les auteurs du film ne semblent pas établir de distinction entre jalousie,  possessivité, et le désir de protéger une femme. C’est donc assez logiquement que les scénaristes envoient Duncan dans un asile d’aliénés. C’est le sort de ceux qui se mettent en travers de “la liberté des femmes”. La puissance – caverneuse et platonique – de l’illusion cinématographique consiste à nous faire croire que ce sont des personnages qui parlent (interprétés par des acteurs que nous adorons comme des divinités) alors que ces personnages sont l’interface entre nous et les puissances qui modèlent la matrice idéologique. Un peu comme elles utiliseraient des poupées de ventriloques. 
À Paris, Bella trouvera du travail dans une maison close (ses lectures philosophiques de femme éclairée ne semblent pas avoir d’autre résultat que de l’enchaîner à la chair), où la maquerelle verra en elle une femme « en train de tracer sa propre voie vers la liberté ». Elle encouragera Bella en ces mots : « Nous devons travailler, gagner de l’argent. Mais plus que cela, nous devons tout expérimenter. Pas seulement le bien mais aussi le dégradant, l’horreur et la tristesse. C’est ce qui fait de nous des êtres achevés, Bella » Traduction : « C’est ce qui fait de nous des êtres… morcelés, dissociés, fragmentés ». Soit dit en passant, le laïus de la maquerelle oppose « êtres achevés » à « enfants laissés intouchés », comme si la préservation de l’innocence des enfants était un mal.
Rappelons que ce discours “d’émancipation” est tenu par quelqu’un dont « l’intérêt bien compris »  (selon la formule de l’économiste libéral Adam Smith) est directement lié à l’exploitation sexuelle des corps, qu’elle appelle « accomplissement personnel ». C’est peut-être dans la même optique que le mage sataniste Aleister Crowley estimait qu’un enfant devait avoir été exposé à toutes les formes de sexualité ; et que sous les pavés de ces bonnes intentions, l’OMS promeut ce programme de Droits sexuels des enfants (sic). Le film montrera d’ailleurs Bella ayant des relations sexuelles avec un père en présence des enfants de celui-ci.

VERS LE MEILLEUR DES MONDES 
In fine, c’est le plus naturellement du monde que Bella va entamer une relation amoureuse avec une autre prostituée, une belle jeune femme noire, qui se dit socialiste, et convertit Bella à sa cause en lui expliquant qu’elle veut “améliorer le monde”. Le mot socialisme peut sembler tomber comme un cheveu sur la soupe dans un film de divertissement, même adressé à un public “cultivé”. Le spectateur n’a pas l’habitude de voir la propagande avancer à visage découvert. Or il faut rappeler d’une part que la population occidentale est visée depuis quelques années par un programme affiché sur le site du Forum économique mondial (2). La banalité du mot socialisme, le fait qu’il soit devenu pour les professionnels de la politique (sans oublier les professionnelles) une simple étiquette servant à canaliser les flots de bulletins en période électorale, ne doit pas faire perdre de vue que le socialisme utopique prétend instaurer sur terre une société idéale, un paradis terrestre, scientifiquement mesuré et quantifié (voir à ce sujet les projets de Jeremy Bentham et ceux de Charles Fourier). Il serait encore plus imprudent d’ignorer que les héritiers et les manifestations programmatiques actuelles de ce socialisme ne retiennent plus de l’utopie que la notion de contrôle total. Dans cette société, le citoyen idéal est le sujet infantile esclave de ses pulsions, qui confond les mots (“féministe”, “libre”, “socialiste”…) avec l’emploi frauduleux qu’en fait un pouvoir pervers et manipulateur. 

(1) www.youtube.com/watch?v=v5y4hc6vPTs&t=7s

(2) Programme épousant la logique de la table rase, repris par les “chefs d’État” – comprendre : hommes de paille au service des entités qui dictent leurs volontés aux multinationales via Blackrock et Vanguard –, et le peuple ; ces visages et leurs discours hypnotiques servent à entretenir l’illusion “démocratique” dans un monde matriciel où les mots ne signifient pas la même chose pour le pouvoir qui les émet que pour le peuple à qui ils sont destinés. Premier commandement : « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux. » : www.youtube.com/watch?v=PckRXcgmbfI

COPIRATE

En décidant d’écrire sur ce qui suit, je me suis d’abord dit que je m’éloignais de mon sujet, qui est Fiction et littérature. Mais pas tant que cela en fait puisqu’il va beaucoup être question de fictions, mais de fictions que nous vivons.

A en croire certaines séries américaines, il est devenu acceptable pour un homme (prendre homme au sens large qui englobe aussi bien le mahatma Gandhi que Sarah Palin) de pouvoir répondre à une objection : « Obviously I… » suivi de la négation de ce qu’on vous reproche avant de (ne pas vraiment) répondre. Exemple : « Monsieur ou Madame X, en promettant de ne licencier aucun de vos employés avant d’annoncer soudainement leur licenciement, vous avez montré un certain mépris pour (au choix) leur conditions de travail, les lois syndicales, la vérité, etc. Réponse : « Il est évident que j’accorde une grande importance aux conditions de travail, aux lois syndicales, à la vérité, etc. mais permettez-moi de vous dire que, etc. »

On ne dira pas assez la capacité de sidération de toute expression de déni, que les propos concernés contredisent d’autres propos tenus par la même personne ou des actes.

Le documentaire Les règles du jeu, réalisé par Claudine Bories et Patrice Chagnard, nous fait suivre une poignée de jeunes sans diplômes pris en charge par un cabinet  payé par le gouvernement pour aider gratuitement ces jeunes à trouver du travail. Plus ou moins sympathiques, les protagonistes de ce film en sont l’âme, et sont tous attachants parce que tous s’apprêtent à sacrifier une innocence que le spectateur, qui est probablement un familier de ce qu’on appelle “la vie active” a perdue depuis longtemps. Une des nombreuses choses qui m’ont frappé est le commentaire d’un des deux auteurs, enregistré dans les suppléments, parlant de la seule jeune fille intervenant dans le film, une Lolita taciturne, butée et de bonne volonté ; dans ce commentaire, l’auteur expose la violence symbolique, c’est-à-dire la persuasion, le formatage nécessaires pour que ces jeunes gens renoncent à des valeurs que les auteurs disent profondément ancrées dans les milieux populaires, qui sont celles de vérité, de sincérité, quand tout ce qu’on leur apprend, pour “se vendre” en entretien d’embauche est de près ou de loin associé à des tactiques de mensonge. Incidemment, les auteurs remarquent que nous baignons tellement dans une atmosphère de mensonge que nous ne nous en rendons plus compte (qu’on se rappelle, par exemple, que rien dans la constitution de la cinquième république ne contraint le président élu à tenir ses promesses).

Récemment, j’ai moi-même postulé auprès d’une société ; mais contrairement à Kevin, Lolita, ou Karim, j’ai eu la chance de naître dans un milieu qui m’a préparé en très large partie à ce jeu de rôle… Du moins jusqu’à un certain point. Je vis à Bruxelles et c’est à la vénérable Alliance française que je me suis adressé. Lors d’un entretien qui a duré une bonne heure, au cours duquel je suis allé de surprise en surprise, j’ai eu l’occasion de reconnaître la formule négatrice « Il est évident que… ».

L’Alliance française du moins en Belgique, n’engage que des travailleurs indépendants, dont je suis et « Il est évident que » cette vénérable organisation est consciente des contraintes du statut d’indépendant (je simplifie pour les chômeurs et les employés : payé à l’heure ou à la livraison de commande, pas de congés payés, pas de chômage, aucune sécurité d’emploi, des charges sociales non proportionnelles aux revenus, ce qui veut dire qu’en période difficile on doit s’acquitter d’une base trimestrielle de quelque 800 euros, même s’il faut pour cela sacrifier une partie de son loyer ou de ses courses pour pouvoir les payer, situations qu’ont connue et connaissent beaucoup d’indépendants).

Traduite du français au français : la formule « Il est évident que nous sommes conscients des contraintes du statut d’indépendant » signifie : « Nous sommes prêts à DIRE tout ce qu’il faut si cela suffit à faire croire que nous ne nous en fichons pas royalement. »

Comment l’Alliance Française se montre-t-elle « consciente » ? Eh bien en le disant et en vous regardant dans les yeux, avant de vous expliquer que vous êtes « encouragé » à suivre des formations afin de vous aider à vous glisser plus facilement dans le moule de « la marque AFBE » (Alliance française Belgique ; où on est très friands de sigles). L’Alliance française est aussi inventive que la langue dont elle promeut l’enseignement puisque, ayant lu le contrat en quatorze pages et 30 points en petits caractères, je suis amené à comprendre qu’ « encouragé » signifie « contraint » à suivre au moins deux formations par an, dont, après relecture du contrat, je m’aperçois que ces stages sont effectués AUX FRAIS DE L’ENSEIGNANT. C’était tellement gros que cela m’avait échappé à la première lecture.

L’autre point qui me fait basculer davantage dans la fiction vécue et m’a persuadé de ne pas travailler avec cette vénérable institution est la question des droits d’auteur, dont on a eu la délicatesse de ne pas me parler en face. Lisant toujours le sympathique contrat en quatorze pages et 30 points en petits caractères, j’apprends que le professeur indépendant travaillant pour l’Aèfbéeu renonce intégralement à la paternité des documents qu’il crée dans le cadre des cours qu’il donne pour cette vénérable institution. Avec permission donnée à l’AFBE, stipulée par le contrat, de modifier les documents en question à leur guise, ce qui a le grand courage de contrevenir aux bases même de la propriété intellectuelle.

Et là je dois saluer la grande ingéniosité d’un organisme bien conscient de ne pas rémunérer le travail de préparation de cours donnés par ses professeurs indépendants, préparation dont la création éventuelle de documents pédagogiques ne représente qu’une partie. L’Aèfbéeu en est tellement consciente qu’elle rend hommage à ses professeurs indépendants en s’appropriant le fruit de leur travail, ce qui est le plus grand compliment qu’elle puisse leur faire puisque la création n’a pas de prix.

C’est une autre raison pour laquelle je ne puis malheureusement pas me résoudre à travailler pour ce vénérable organisme, étant en train de me renseigner auprès d’un juriste spécialisé dans les droits d’auteur sur la possibilité de faire passer une partie de ce que je facture en propriété intellectuelle (en vertu de l’extension juridique récente de cette notion), ce qui serait une autre manière de faire reconnaître mon travail. Malgré le caractère d’hommage qu’aurait représenté la confiscation de mes droits d’auteur, je n’aurais pu m’empêcher de me sentir, ingrat que je suis, un peu lésé.

 

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KING KONG (1976), le dieu des petites choses

Le King Kong de John Guillermin est un film mal aimé . Je me souviens qu’enfant, j’étais très ému par le sort de ce pauvre gorille et attribuais cette sensiblerie  à ma jeunesse ; or une nouvelle vision adulte révèle un film qui s’enfonce peu à peu dans une profonde tristesse doublée d’un amer désenchantement.

Un certain parti pris de lenteur ne fait qu’accentuer cette impression (même si en chemin, le film traverse plusieurs genre avec un certain bonheur : le film d’aventures, la comédie, la satire, même) : c’est au bout d’une heure, sur un film de deux heures que l’affolante Jessica Lange se trouve confrontée avec le dieu Kong ; de nombreuses scènes étudient la relation entre la belle et la bête et l’aspect érotique de l’entreprise n’est pas à négliger non plus (la scène de la cascade) ; j’avais d’ailleurs oublié combien le gorille était expressif, ce qui extrait du spectateur (de moi en tout cas) une compassion qui pourrait bien le laisser gravement déshydraté à la vision de ce géant capturé et enfermé au fond de la cuve d’un pétrolier, ne sortant de sa torpeur mélancolique que parce que le vent lui a apporté l’écharpe de sa belle, dont il renifle douloureusement le parfum.

Sensible et intelligent, le film de Guillermin ne nous épargne pas de terribles constats : on a volé à la tribu de l’île inconnue leur dieu Kong ; le pétrole qu’on espérait y trouver doit encore vieillir d’une dizaine de milliers d’années (ce qu’on apprend lors d’une scène de comédie très réussie comme le film en compte plusieurs), les indigènes sont désormais condamnés par le contact avec la “civilisation de l’homme blanc” à devenir alcooliques et à s’éteindre dans l’indifférence (pronostic que fait un des personnages) ; quand la fièvre du pétrole retombe devant le principe de réalité, elle est automatiquement convertie en événement publicitaire à la gloire de la société Petrox ; et c’est sous une bâche ressemblant à une pompe à essence géante que sera dissimulé le pauvre dieu Kong, humilié et affublé d’une couronne dont on pourrait croire qu’elle le ridiculise accidentellement, alors qu’elle remplit sa fonction, qui est de tout assujettir au dieu Profit ; Jessica Lange campe merveilleusement Dwan, cette écervelée voluptueuse rescapée d’un naufrage parce qu’elle se trouvait sur le pont d’un Yacht qui a explosé au moment où le reste de l’équipage était en train de regarder Gorge profonde – entre les lignes, on comprend que la starlette a échappé à un autre destin ; à la fin, au pied du World Trade Center (très belle idée que d’avoir fait de ce symbole de la finance l’écho visuel d’un double piton rocheux dressé sur l’île de Kong) où gît le corps du gorille abattu assailli par la foule et la presse, la belle Dwan, tentant de rejoindre Prescott (amoureux d’elle mais qui n’est néanmoins pas dupe de ses ambitions), cernée par les photographes, continue de hurler son nom, passant instantanément et instinctivement de la position de l’amoureuse désespérée à celle de la photogénique veuve du monstre, du privé à l’obscène, de la sincérité à l’hystérie. On s’attendrait presque à ce que, comme Gloria Swanson à la fin de Sunset boulevard, elle dise : « Je suis prête pour mon gros plan, Monsieur  DeMille. » D’ailleurs, tout comme les aventuriers blancs ont volé leur dieu Kong aux indigènes de l’île mystérieuse, ceux-ci leur avaient volé leur aspirante déesse, dans une constellation cynique où les stars ne représentent guère autre chose que le sexe et l’argent.

A-t-on les rêves – et les dieux – qu’on mérite ?

Note :  L’original de Cooper et Schoedsack me semble se résumer à  un très beau livre d’images ; quant à la version relativement récente de Peter Jackson, c’est une démonstration de perfection technique au service de partis pris au souffle court (l’action se déroule à la même époque que le King Kong de 1933 et en fait un film d’époque assez décoratif, même si la partie qui a lieu sur le bateau me semble très réussie) ou absurdes : lors d’un combat avec un dinosaure géant, Kong tenant sa blonde dans une main, la secoue de sorte qu’elle ne pourrait sortir que complètement disloquée de cette épreuve (le King Kong de 1933 était plus prévenant et plus intelligent : perchant sa fiancée sur un arbre d’où elle ne pouvait descendre seule pour pouvoir régler son compte tranquillement à un dinosaure contrariant) ; la fiancée blonde du gorille géant escalade en robe de satin et en talons hauts l’échelle de la tour du Chrysler building en plein hiver. Ainsi, dans un film dont le suspense tient aux dangers affrontés par ses personnages, le froid glacial et la fragilité du corps humain sont traités comme des balivernes.

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FICTION ET VÉRITÉ (Galaxy Quest)

GALAXY QUEST

Une bonne fiction peut nous donner l’occasion de nous demander ce que nous ferions à la place de tel ou tel personnage. Parfois certains films répondent sans en avoir l’air à la question de savoir s’il faut dire la vérité à tout prix.

En plus d’être excellent divertissement, le film Galaxy quest (je ne dirai pas « est une réflexion sur » car il ne réfléchit pas à la place de son public) peut aussi inciter le spectateur à se poser la question de la place de la fiction dans notre existence.

Les héros de ce film sont les acteurs vedettes d’une série de science-fiction, Galaxy quest, qui a eu son heure de succès dans les années quatre-vingts. Quand le film commence, les acteurs en sont réduits à faire des apparitions dans des festivals de science-fiction (les fameux “Comic-conventions” ou « comic-con » qui passionnent les geeks de la série Big Bang theory) ou à inaugurer des centre commerciaux.

Dès les premières scènes, comme toutes les comédies qui se distinguent, Galaxy quest prend son sujet au sérieux en montrant avec justesse les failles des personnages, tout particulièrement celles de l’acteur principal, qui joue le commandant du NSEA Protector  dont les années de déclin ne semblent pas avoir altéré l’optimisme. Ses partenaires s’amusent de l’enthousiasme et du naturel avec lequel il « revit » ses aventures auprès de ses fans comme s’il s’agissait de souvenirs (1), tout en ne pouvant s’empêcher d’admirer la candeur qu’il a réussi à préserver. Il est vrai qu’il conserve sa gaité dans l’alcool.

Pourtant, son enthousiasme sera sérieusement mis à mal quand il surprendra les commentaires le décrivant comme un ringard inconscient du mépris de ses partenaires. Seul un événement exceptionnel le tirera de cette crise ; cet événement se produira sous la forme d’un appel au secours émanant d’un quatuor de personnages habillés en noir (d’une gentillesse désarmante) qui lui expliquent qu’ils sont des Thermiens venus sur terre pour implorer son aide.

Tandis que le commandant les prend pour des illuminés qui prennent leur costume de cosplay un peu trop au sérieux, le spectateur, lui, comprendra vite que ces quatre personnages sont réellement des extra-terrestres qui voient en les personnages de la série Galaxy quest les sauveurs potentiels de leur peuple en danger. En effet, ignorant les concepts de fiction et de mensonge, ils prennent la série pour une collection de documents historiques.

Une fois que toute la distribution de la série (croyant d’abord qu’il s’agit d’une opportunité de travail) se trouve embarquée dans l’aventure, les Thermiens leur font une surprise de taille en leur faisant découvrir le vaisseau qu’ils ont construit pour eux, réplique exacte de celui de la série, qui ressemble beaucoup à celui de Star Trek, à laquelle Galaxy quest envoie ses hommages tout en parodiant ses conventions. (le choix du terme “parodie” est délicat ; quoi qu’il en soit, Galaxy quest n’a rien à voir avec La folle histoire de l’espace de Mel Brooks, film très amusant où rien n’est pris au sérieux).

Je ne raconterai du film que ce qui est nécessaire pour rendre explicite la réflexion subtile qu’il développe en filigrane sur la fiction et le mensonge (réflexion que le spectateur est libre d’ignorer car le scénario, qui ne présente pas une faiblesse, fonctionne aussi sur les conventions du genre, qu’il expose en même temps qu’il en fait des moteurs de l’action).

A partir du moment où ils comprennent dans quoi ils sont embarqués, que Sarris, l’ennemi des Thermiens, est un véritable dictateur sanguinaire et que la méprise initiale pourrait bien se transformer en opération suicide, les acteurs ne doivent plus seulement faire le choix douloureux de l’héroïsme : ce choix est alourdi par des considérations morales, comme le fait que les Thermiens, en les prenant pour des héros, leur ont rendu leur dignité. Le spectateur se dit que la chose la plus raisonnable à faire serait de dire la vérité aux Thermiens et de les forcer à s’adapter à la réalité des choses ; en même temps, on se doute qu’en confisquant leurs illusions aux Thermiens, on provoquerait une découragement dont ils ne se relèveraient pas et dont leur ennemi profiterait pour les anéantir (2).

Je dirai seulement pour ne pas le déflorer que les personnages doivent agir ; et que c’est l’action qui leur permet de savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. Comme cela arrive aussi dans la vie, quand on n’est pas paralysé par de fausses questions.

Allant jusqu’au bout de sa logique, le film n’éludera pas la question centrale de la fiction, du mensonge et de l’imposture (qui sont une seule et même chose pour les Thermiens) en mettant les personnages dans la situation de devoir révéler qu’ils ne sont que des acteurs et non des héros. A ce point du déroulement de l’histoire, leur aveu est beaucoup moins justifié puisqu’ils ont déjà mis plusieurs fois leur vie en danger pour aider les Thermiens. Il faut noter que s’ils font cet aveu, la mort dans l’âme, c’est parce qu’avant un dernier retournement, l’ennemi des Thermiens, qui a compris qui ils étaient, les oblige à révéler à leur chef leur nature de saltimbanques, pour le seul plaisir d’infliger à ses victimes une souffrance de plus. (3)

A ce point, le spectateur se demande à la fois comment les héros vont retourner la situation, et aussi, si le film va laisser les Thermiens dans cet état désespérant de lucidité, ce qu’on ne leur souhaite pas, comme on ne souhaite à personne de vivre dans un monde désenchanté.

 

(1) Il faut d’ailleurs noter que les fans traitent tous les acteurs de la série comme s’ils étaient leur personnage et non comme s’ils le jouaient ; on pourrait penser que le film se moque des fans, ce qu’il fait affectueusement ; cependant tout au long de son déroulement, s’il y a une chose dont le film ne se moque pas, c’est de la fiction et de ceux qui y croient ; en fin de compte, on peut comprendre que les fans sont simplement des gens à qui la fiction offre la chance d’une double vie.

(2) Dans la réflexion qu’il développe sur le film Matrix dans le passionnant A pervert’s guide to cinema, Slavoj Zizek imagine une troisième pilule proposée à Neo. La première lui permet de retourner dans son monde d’illusion, (celui qui ressemble à notre quotidien) ; la seconde le fait définitivement quitter l’illusion pour la réalité (cauchemardesque et apocalyptique) ; la troisième pilule, imaginée par Zizek, permettrait de percevoir ce que l’illusion contient de réalité ou de vérité, et de comprendre que l’illusion est une interface par laquelle nous négocions avec la réalité et la vérité, ce que tous les gens qui aiment la fiction comprennent déjà instinctivement. (Zizek conclut : « Si on ampute la réalité des fictions symboliques qui la régulent, on supprime la réalité elle-même. »)

(3) C’est en se faisant passer les “documents historiques”(le début d’un épisode de la série Galaxy quest) que Sarris comprend que les alliés terriens des Thermiens ne sont que des saltimbanques. Il est donc intéressant de noter qu’à travers le personnage de Sarris, le film établit un parallèle entre le mal, la fureur destructrice, et l’indifférence à la fiction.

Car la fiction, en nous aidant à nous mettre à la place de personnages imaginaires dont le destin dépasse les limites de notre expérience, peut nous permettre de cultiver notre empathie.

Dans le chapitre intitulé Les lâches sont dangereux de son recueil Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey nous fournit un exemple contraire, celui  de Franz Stangl, concepteur du camp de Sobibor et directeur de celui de Treblinka, homme ordinaire, époux et père de famille, à qui manquait « la capacité d’imagination qui lui aurait permis de se mettre à la place des autres », c’est-à-dire, ses victimes, qui n’étaient pour lui que des statistiques. « Stangl est parvenu à ne pas comprendre ce qu’il faisait pendant qu’il était à Treblinka […], mais après la guerre, quand il vivait au Brésil et lisait tous les comptes rendus du procès d’Eichmann […], il comprit finalement que la « cargaison » dont il s’occupait à Treblinka était  composée d’êtres humains. Le lendemain du jour où il parut comprendre qu’il était coupable, il mourut. Peut-être n’est-il pas déplacé de noter […] que l’état [démocratique], pour préserver sa sécurité, doit cultiver l’imagination. »

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