PAR DÉMONS ET PAR VAUX

J’approche de la moitié de La montagne magique (édition de 765 pages, pas celle de poche, qui en compte plus de 1000) et voilà près de deux cents pages que mon enthousiasme du début est tenu en respect. C’est que sans que le lecteur s’en soit rendu compte, Hans Castorp s’est mollement entiché d’une certaine madame Chauchat, dont tout le mystère tient –la révélation n’en sera pas immédiate – à ce que ses yeux sont les mêmes que ceux d’un camarade d’école de Hans Castorp et encore : un garçon qui le fascinait pour des raisons assez fuligineuses et avec qui il n’a échangé que deux phrases. Cela commence à l’approche de la page 200 du roman et raconte ce qui mérite à peine d’être appelé tactique d’approche d’une femme mariée, puisque le sentiment de vague intérêt qu’elle inspire à Hans Castorp, qui ne lui vaudra (et par procuration au lecteur comme pris dans une interminable file d’attente) quasiment que de la voir d’un peu plus près, de la croiser sur un chemin de montagne, se trouve délayé sur pas loin de deux cents pages. 
J’aimais beaucoup dans les deux cents premières ce qu’avait d’anti-dramatique l’évocation de la maladie et de la mort : celle du grand-père, la toux d’un patient, la gaité du cousin Joachim, au sanatorium depuis cinq mois, qui raconte qu’on fait descendre les morts par bobsleigh, ce qui suscite un fou-rire à Hans Castrop, peut-être le dernier de sa longue vie… mais voilà qu’au lieu de creuser la singularité de ce point de vue l’auteur s’y laisse entraîner comme dans une ornière. Il y a eu aussi un chapitre particulièrement fastidieux où le narrateur, même pas un des personnages, pérore interminablement sur l’anatomie, mais l’anatomie de personne en particulier, sans en exprimer quoi que ce soit de bien inattendu. C’est que pour Thomas Mann, il n’y a rien au-delà des phénomènes physiques, comme si c’était la seule vie qu’on puisse trouver au-delà de la vie.

RÉALITÉS PARALLÈLES
Décidément, en ce qui me concerne, les romans qui ne racontent pas une histoire doivent moins compenser cette lacune par le style ou par l’humour. Dans La recherche du temps perdu, Proust met dans ses évocations une précision qui nous rend très proche, presque à portée de la main et de tous les sens tout ce qui tombe dans le champ d’observation de son narrateur, dont les mouvements internes donnent lieu à une météorologie très précise – parfois trop, au point d’être chichiteux, mais c’est le propre des écrivains qui ont une personnalité artistique, c’est-à-dire du style, que de nous présenter aussi les qualités de leurs défauts… D’autant que cette météorologie est directement en prise, puisque il s’agit d’une sensibilité et d’une attention exacerbées, avec le monde immédiat, quand bien même celui-ci se manifeste sous la forme de conversations ou d’anecdotes rapportées, des souffrances involontairement infligées au narrateur par ceux qu’il aime. 
Je comprends depuis que j’aime Balzac, pourquoi Proust l’aimait : c’était comme lui une sorte d’invocateur grâce à qui le lecteur se trouve en compagnie pas forcément meilleure, pas toujours meilleure, mais plus intéressante que tout ce qu’il sera susceptible de trouver hors texte, dans la vie ordinaire, où peut manquer cruellement un interprète pour traduire en une sorte de réalité verbale le désordre des impressions immédiates et des perceptions. Dans La montagne magique, les personnages n’ont qu’une seule dimension. Madame Stoehr n’existe que par les confusions, les cuirs qu’elle opère entre certains mots (un grand thème comique chez Proust, qui – on ne le dit pas assez – est souvent très amusant). De Settembrini, on ne connaît que les idées, et la tendance à la péroraison désincarnée, aucunement le type d’existence qu’elle suggèrent et dont elle pourraient être, même de manière contradictoire, comique ou pathétique, l’aboutissement plus ou moins constant et cohérent. Settembrini est un des deux produits de contrebande qui fournissent à cette montagne sa réputation de « roman d’idées » mais précisément, on ne fait pas un roman avec des idées. Un roman d’idées. C’est peut-être un roman où il n’y a que des idées… 
Dans des romans très courts, Éric Laurrent, auteur contemporain lexicophile (il collectionne les dictionnaires), semble près de pasticher une certaine préciosité pour raconter presque toujours des histoires de rencontres de séductions et de conquêtes charnelles. Ce sont des romans écrits par un dragueur timide et discret (jamais le même mais il ne fait guère illusion : le motif est assumé) chez qui le désir se fond avec le style et pénètre ses conquêtes (je viens de relire aux pages 46 et 47 de son À la fin, un passage très amusant où son élégance fait que même quand il raconte des séances de masturbation accidentelle à l’orée de la puberté, il est toujours innocent). 
Il y a au moins un « roman » ennuyeux que j’aime et conserve précieusement. Il s’agit du Grand incendie de Londres, de Jacques Roubaud? De roman, c’en est à peine un et ne s’appelle roman que pour des raisons qui tiennent autant à la pratique commerciale telle qu’elle se fait en matière littéraire, ou ce label est plus vendeur, comme on dit, qu’à la confusion que l’inflation de l’égo a favorisé dans tous les domaines de la vie artistique dès le tournant du XXe siècle.
J’aime, de ce grand incendie, l’immensité de la précision microscopique avec laquelle il fait exister les circonstances, l’espace, son bureau, manifestement pour ne pas affronter un deuil que l’écriture rendrait inéluctable, pour ne pas se séparer du chagrin, de peur qu’une fois celui-ci partie, il ne reste rien de la compagne défunte alors qu’au contraire, une fois la page du chagrin tournée, il resterait bien plus : la morte non plus tenue à l’écart par le chagrin comme une revenante forcément obstinée, mais l’absente, réunie avec le vivant dans un phénomène presque plus spatial, physique, que psychologique.

SYNCHRONICITÉS
Le choix du titre de cet article a à voir avec ce que Jung appelle la synchronicité. Il y a un peu plus d’un an, j’avais emprunté Les démons de Dostoïevski (puisque le sujet m’intéressait et que je ne savais pas encore qu’il donnerait lieu à une série de trois articles dans l’Antipresse) à la bibliothèque d’Ixelles. M’étant promis de l’acheter s’il me plaisait (puisque je n’avais lu jusqu’alors qu’un quart des Frères Karamazov, et de L’idiot), j’avais décidé d’aller l’acheter à l’excellente librairie Tropismes qui offre le mérite supplémentaire de se trouver dans les merveilleuses galeries royales, et je ne sais plus pourquoi j’ai finalement traversé la rue pour gagner du temps et le chercher à la librairie Filigranes. Là, comme je musardais au rayon des sciences humaines, ayant posé mes Démons sur une étagère, j’ai entendu un jeune homme m’adresser la parole pour me recommander une autre traduction. Nous avons commencé à discuter et nous sommes trouvé beaucoup de lectures communes. Manifestement très sportif, la discussion avec lui n’a pas tardé à confirmer qu’il était autant préoccupé de la santé de l’esprit que de la vigueur du corps.
Depuis, nous nous voyons très régulièrement. Il a beau avoir trente ans de moins que moi, je suis impressionné par son appétit littéraire, alors que de son propre aveu, jusqu’à l’âge de 17 ans (il en a maintenant 22), il passait son temps à jouer à des jeux vidéos, ce qui l’a d’ailleurs bien occupé pendant le confinement. Et c’est au détour d’un de ces jeux vidéos qu’il a été intrigué par une référence à Nietzsche, où s’est engouffré un torrent de curiosité qui fait déjà de lui un jeune homme accompli. C’est lui qui m’a conseillé récemment La montagne magique, dont il m’avait malgré tout averti de la présence de passages ennuyeux.

Il faut bien que, pour peu que nous entretenions à l’endroit du monde une attention flottante, plus honnête que celle des psychanalystes, nous soyons aussi un peu les personnages d’une sorte de roman, pour que dans le dernier numéro de l’Antipresse qui publie son numéro 500, la première lettre de lecteur s’ouvre sur l’évocation des Démons (ceux de Dostoïevski)… Et de La montagne magique. Je terminerai sur cette phrase écrite par Arad (le jeune lecteur de Dostoïevski) bien avant qu’il ne lise Thomas Mann :

Les montagnes s’accumulent en moi.

Présentation de L’Antipresse # 500 :

http://www.youtube.com/watch?v=VXKwmczEug4

Illustration, évidemment : Caspar David Friedrich