LE DÉMON À L’ENDROIT #4 : RENCONTRE DU TROISIÈME TYPE ?

En arrivant à la gare de Saint Pancras, à Londres, on est accueilli par cette sculpture de 9 mètres de haut intitulée The meeting place (point de rencontre), œuvre de Paul Day.
Elle produit une impression déconcertante. Les deux personnages sont déifiés  par leur taille, le piédestal et leur visage mutant. En revanche, leurs vêtements, le sac à dos que porte l’homme suggèrent qu’ils évoluent dans un environnement urbain tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un examen plus détaillé de la sculpture, et de la frise sur laquelle elle repose, ajoutée en 2008, permet de comprendre les intentions, sinon du sculpteur (qui a le mérite d’être un véritable artiste et non d’une boîte à idée humaine confiant la réalisation des ses fulgurances à des ateliers), du moins de ses commanditaires. 

Le couple présente des traits qui ne sont plus tout à fait humains. Ils dominent tels des demi-dieux sur une humanité égarée dans les labyrinthe que sont les couloirs de métro, les gares, les stations, pris dans un mouvement perpétuel et vain (j’y reviens un peu plus loin). L’accentuation de leur profil évoque à la fois certaines représentations antiques de l’humanité, les situant entre le plan terrestre et le plan divin, et la possibilité d’une mutation future, qui est un fantasme scientiste assez récent. Le mythe nietzschéen du surhomme établit une hiérarchie entre l’animal, l’homme et le surhomme, le dernier étant le résultat spirituel de la volonté individuelle de l’individu souverain débarrassé de Dieu. En revanche, depuis les premières intuitions de la génétique, les espoirs scientifiques d’une l’humanité ayant perdu la conviction de son âme immortelle se sont déplacés, du fantasme prométhéen de recréer la vie, à celui du contrôle total de la vie biologique… et de la mort, jusqu’à faire de l’humanité même une matière modelable à merci ; tout cela, bien sûr, au profit des puissants, de ceux dont la situation hyper-privilégiée les range à leur propres yeux dans une catégorie supérieure à l’humanité ordinaire.

La frise témoigne d’une véritable maîtrise artistique : effets de mouvements de foule, illusions d’optique produites par des perspectives horizontales et verticales exagérées, suggestion du ciel (lumière au bout du tunnel ou du couloir ?) de l’asservissement au travail bureaucratique ou à la machine, expression d’un grand égarement : l’impression d’ensemble est particulièrement désolante.
L’humanité y est agglutinée dans les rames de métro, enchaînée aux objets fétiches de son asservissement (téléphone, porte-document), réduite à des souris dans un labyrinthe, envoyée par train à la guerre ; cette note anachronique fait écho aux jeux de perspectives à la Escher : même la dimension du temps est un labyrinthe. Le sculpteur, se livre à d’autres jeux de mots formels : face aux personnages ressemblant à des soldats partant au front, il en représente d’autres, soldats ou mineurs (reconnaissables à leur casque) semblant porter un cercueil, en fait un train du type TGV . L’œuvre est très inspirée, foisonnante, grouillant non pas de vie mais d’agitation, le tout au service d’une vision particulièrement sinistre de l’humanité. Le spectateur ne sait si elle a pour but de l’accabler ou de l’alerter…  Il semble que le destin de l’humanité ne la mène que vers le bas. L’utopie est un paradis terrestre réservé à une élite, une sorte de zone coupée du reste du monde, transformée de facto en enfer, ce dont la majorité de l’humanité ne se rend pas compte puisqu’elle y est née et n’a jamais rien connu d’autre.


Ici et là est suggéré le monde extérieur, le monde situé au dessus de cet enfer qui est la norme de l’humanité occidentalisée : le ciel, une rue en haut d’un escalier que descend un homme se rendant au bureau, gardée par une clocharde et son chien aux bajoues tombantes. Communication possible entre les deux mondes ?  

Le couple d’amoureux pris dans cette agitation est loin d’apporter une note d’espoir. Il n’est pas le pendant des deux géants sereins qui dominent la frise. L’homme nous tourne le dos, le regard dirigé vers sa droite, comme absent de sa propre étreinte, tandis que la femme qu’il tient dans ses bras regarde par-dessus son épaule l’écran de son smartphone. En effet, ce sont les yeux les visages et le regard des personnages de la frise qui les emprisonnent dans le monde matériel, dont ils ne perçoivent que les apparences, tandis que les yeux des deux amants du couple idéal, dépourvus de regard, ne sont pas vides, mais comme omniscients, capables de tout voir et savoir du monde extérieur et au-delà.

C’est ici que se confirme la thématique démoniaque de cette œuvre qui représente l’accomplissement du fantasme transhumaniste, du contrôle de l’humanité et de l’existence : l’homme s’est mis sur un pied d’égalité avec les dieux, selon la promesse du serpent, et domine l’humanité ordinaire enfermée dans des tunnels, égarée, hagarde, hypnotisée, ne communiquant plus que par écrans interposés. Cette vision dystopique est-elle si éloignée de notre réalité ?  

Laisser un commentaire