ANAGRAMME DE TRAUMAS*

Dans les premières pages de son livre Le réel et son double, le philosophe Clément Rosset nous raconte deux fables tournant autour d’une prophétie, et, presque involontairement, nous apprend qu’accepter qu’elles se réalisent peut s’avérer la meilleure manière de les conjurer.
La troisième histoire, une anecdote vécue, nous apprend que l’expérience peut nous amener à tirer des leçons similaires à celles de la mythologie.

PREMIÈRE PROPHÉTIE
Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d’un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu’augmenter l’ennui du jeune homme. Un jour s’approchant du lion : « Mauvaise bête, s’écria-t-il, c’est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu’on m’a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire ? » A ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l’œil du lion. Mais une pointe s’enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s’étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n’être qu’un lion en peinture, n’en tua pas moins le jeune homme, à qui l’artifice de son père ne servit de rien.

DEUXIÈME PROPHÉTIE
Histoire de Sigismond : Basile, roi de Pologne, a dressé l’horoscope de son fils Sigismond lors de la naissance de celui-ci, et y a lu que les étoiles destineraient son fils à devenir le monarque le plus cruel qui ait jamais été dont le premier soin serait de retourner sa force sauvage contre son père pour le fouler aux pieds. Effrayé par ces augures sinistres, il fait enfermer Sigismond dans une tour isolée d’où celui-ci n’a aucune possibilité de contact avec les humains, mis à part son précepteur Clotalde. À sa majorité, il le libère pour un jour et le fait présenter à sa cour, afin de vérifier la vérité de l’horoscope. Rendu furieux par vingt années de captivité, Sigismond se conduit conformément à la prédiction. Ramené dans sa tour, puis bientôt libéré par une insurrection populaire, Sigismond – qui ne sait plus désormais s’il rêve ou s’il est éveillé – accomplit jusqu’au bout la prédiction de l’horoscope : ayant pris la tête de l’insurrection, il vainc son père, lequel n’a d’autre recours que de se jeter à ses pieds pour en appeler à son improbable pitié. Mais l’horoscope avait arrêté ses prédictions en cet instant, et, selon l’habituelle structure oraculaire, le drame se terminera de manière à fois inattendue et conforme à la prédiction […] : devenu sage par son doute quant au réel, Sigismond relève son père et lui rend les honneurs dus à son rang royal
Clément Rosset commente : « c’est l’acte même d’esquiver le destin qui vient coïncider avec son accomplissement. Si bien que la prophétie n’annonce rien d’autre que le geste d’esquive malencontreux. »
Contre tous les déterminismes, on peut en tirer très logiquement la conclusion qu’en décidant de ne pas empêcher d’advenir ce qui nous fait le plus peur, si la prophétie porte principalement sur « le geste d’esquive » , on peut empêcher ce qui nous fait le plus peur d’advenir, puisqu’il suffit qu’un des termes de la prophétie soit falsifié pour qu’elle soit annulée. Si par exemple, au moment où la prophétie advient, elle a été amputée de son pouvoir de nous effrayer, c’est comme si elle n’advenait pas. 

La troisième histoire n’est pas tout à fait une prophétie mais c’est sa conclusion qui l’y fait ressembler
Une personne que je connais m’a raconté ceci : 
– Un jour, alors que je travaillais avec un groupe de personnes, dont une avec qui j’avais été plusieurs fois en conflit, en raison d’une personnalité, on va dire, ombrageuse, cette personne (qui fait ici un passage trop bref pour qu’un pseudonyme nous soit de quelque utilité ; appelons-la X), peut-être parce que j’avais osé la contredire (et probablement pour bien des raisons qui n’avaient rien à voir avec moi), s’est dressée se mettant à vociférer : « Fais bien attention à toi parce qu’un jour, je pourrais bien te dire des choses susceptibles de te faire pleurer ! »
– Quelles choses ? 
– Eh bien je n’en avais aucune idée justement, et comme X et moi étions loin d’être proches – encore qu’il y ait une forme d’intimité, vaguement proche de l’affrontement physique, à se faire crier dessus – je ne voyais vraiment pas de quoi il voulait parler … À vrai dire, même si je n’en ai plus eu l’occasion par la suite, j’aurais été curieux de le savoir… Mais c’est finalement par quelqu’un d’autre que j’ai su de quelle nature étaient ces… révélations sur mon compte. 
– C’était quoi alors ? 
– Ça n’a aucune importance en fait… imagine le malentendu le plus extravagant, la manière la plus invraisemblable, reposant peut-être sur une forme d’outrecuidance, dont une personne vétilleuse puisse croire avoir découvert ton talon d’Achille. 
– Mais pourquoi tu ne me dis pas ce que c’est ? 
– Parce que c’est plus intéressant que tu puisses compléter cette anecdote avec une expérience personnelle. Disons qu’à la faveur d’un commentaire sur son apparence physique, X s’est mis dans la tête que je l’enviais ou quelque chose comme ça. Je ne me suis pas rendu compte de l’effet de ma plaisanterie, si bien que j’ai été vraiment surpris d’apprendre qu’elle avait frappé X au point qu’il la rapporte à notre connaissance commune…  
– Ah… et qu’est-ce qui s’est passé finalement ? Tu as fini par exposer ce type et les prétentions qu’il avait de connaître ta faille ? 
– Non même pas. Mais depuis que je sais à quoi il a fait allusion, depuis que je sais quelle méprise il a faite à mon sujet, et depuis que je sais comment, à chaque fois que j’y pense, je ris tout seul… parfois aux larmes. 
– X avait raison alors ? 
Ma réflexion l’a surpris : 
– Ah oui, m’a-t-il répondu d’un air songeur. 

Comme le narrateur de l’anecdote, qui pourrait être moi, à moins que ce ne soit moi qui ait un jour menacé quelqu’un de pouvoir le faire pleurer, ou qui aie enfermé mon fils dans une tour jusqu’à sa vingtième année (on peut raisonnablement supposer que si j’avais été tué par un lion, je ne serais pas en mesure d’écrire ceci), je préfère laisser le lecteur libre de son interprétation… 

* À la lettre disparue de Georges Pérec près. Je me comprends.